C'est à Marseille, le 23 juin 1887 à 5h du matin, au 36, rue de Rome, une artère très commerçante de la ville, que naît Mathilde Anna Rose Monnier, qui se nommera elle-même plus tard Thyde Monnier. Son parrain est Joseph Guimet, ami de régiment de M. Monnier, et sa marraine, l'épouse de son parrain, prénommée Mathilde, dont elle reçoit le prénom. Elle voit le jour dans la chambre de ses parents, devenue plus tard, sous l'escalier en spirale, un placard à malles et à chaussures. Mathilde le montrait fièrement aux grandes personnes : "Moi je suis née ici, vous voyez là, dans le coin des souliers".
Dès le lendemain, Mathilde est conduite à Vernon, en Ardèche, le pays natal de son père, pour y être placée en nourrice. Elle y restera trois ans. Durant tout ce temps elle ne reverra pas ses parents. Quand ils viennent la reprendre, sa nourrice en meurt de chagrin.
Très tôt, la fillette connaît l'alphabet. A 3 ans, elle lit le journal à son père.
Dès son retour à Marseille, Mathilde qui a trois ans, est confiée aux "Dames Trinitaires de Valence", une institution religieuse, rue Moustier. Elle quittera cette pension à l'âge de sept ans, en 1894, pour entrer au lycée Montgrand. En même temps, elle commence l'étude du piano qu'elle déteste mais qu'elle subira pendant dix ans.
Se souvenant de ce qu'elle étudiait au lycée, Mathilde fait une distinction marquée : tout ce qui est géographie, histoire, chimie, physique, calcul, morale, lui restait hermétique. Par contre : littérature, récitation, lecture, composition française, étaient pour elle des domaines où elle "règnait" avec la plus grande facilité et où elle arrivait à obtenir "quelques honneurs".
Un événement de son enfance subsiste dans sa mémoire comme celui d'un véritable drame : l'intervention chirurgicale au cours de laquelle, le Docteur Roux, camarade de régiment de M. Monnier, assistant de Pasteur, opère son frère Victor, âgé de six ans, d'une malformation congénitale à la tête. On lui raccourcit sept tendons à coups de bistouri. Jusqu'à cet âge, Victor n'avait jamais eu les cheveux coupés, car ils étaient très beaux. Et l'on trouvait gracieuse la légère inclinaison de sa tête sur le côté. Quand on lui coupa les cheveux pour la première fois, on constata que cette inclinaison était due à la malformation qu' il fallut opérer.
Suite à l'acquisition d' une automobile de marque Rochet-Schneider, dont le père est très fier car il est l'un des premiers parmi ses connaissances à en posséder une, la famille Monnier fait, dès 1893, de nombreux voyages dans l'Ardèche, en passant par l'Hérault, le Tarn, l'Aveyron et autres lieux.
Mathilde reçoit une éducation très stricte, voire sévère. Elle est souvent fessée et battue par son père, dont elle dit recevoir "des raclées mémorables". De son côté, sa mère la gifle "à l'étourdie" et souvent sans raison. Les enfants vouvoient leurs parents, ce qui est assez curieux compte tenu des origines très modestes du couple Monnier.
Une fois revenue du lycée, la petite fille passe beaucoup de temps au magasin de corsets. Elle écoute avec attention les très nombreuses histoires, les faits divers, les crimes qui s'y racontent, comme l'assassinat de Sadi Carnot, le 24 juin 1894, puis l'exécution de son assassin, Caserio. Elle va aussi les lire dans le journal de l'époque Le Petit Marseillais. Contrairement à la plupart des fillettes de son âge, elle n'est jamais tenue à l'écart de la vie de l'atelier ni de celle de la famille. C'est ainsi qu'elle apprend les comptines, les complaintes et les chants que les ouvrières et sa mère chantonnent pour accompagner leurs travaux.
Toute la famille se mettait parfois à chanter les airs à la mode. Et Marius Monnier était fort apprécié quand, à la fin d'un repas, il se levait et commençait à déclamer en joignant le geste à la parole. Ils font, avec les familles amies, de longues promenades dans les banlieues de Marseille rafraîchies par les ombrages des grands arbres et les eaux courantes : les Aygalades, les Camoins, Saint-Louis, Saint-Barnabé, Aubagne ; Mathilde est souvent juchée sur le dos de son père et se rappelle avoir ainsi franchi ces eaux courantes qui, dans son souvenir, étaient des torrents tumultueux et redoutables. Les ayant revus quarante ans plus tard, elle a constaté qu'il ne s'agissait que de minces canaux qu'on franchissait d'un saut. Dans ses ouvrages, Marcel Pagnol évoque les mêmes itinéraires et les mêmes paysages de cette banlieue marseillaise, alors si pleine de charmes.
Pour les Monnier, commence l'ère des "campagnes", d'abord louées pour le temps des vacances, puis à l'année. Mathilde y a la révélation qu'elle n'est pas une citadine, car elle se découvre une véritable vocation de campagnarde et un amour précoce de la nature. Elle n'oubliera jamais la vision et le bruit d'un cavalier qui, un jour où elle se repose, étendue sous un arbre, passe au galop auprès d'elle, ce qui l'incline à des rêveries romanesques. Bien plus tard, déjà âgée, elle évoquera avec nostalgie cette époque heureuse et insouciante de son enfance.
C'est dans la propriété Grimaldi qu'elle fait connaissance avec la "tezze", long couloir d'arbustes méridionaux formant une voute sous laquelle règne toujours une fraîcheur agréable. Elle y passe de longs moments solitaires. Un jour, ses frères et des enfants du voisinage lui proposent d'y faire la course. Elle se précipite en avant, avide d'arriver la première, et tombe dans un grand trou d'eau boueuse que les galopins avaient préparé pour elle. Il fallut ses cris et l'intervention des adultes pour la tirer de là. Plus tard, elle comprendra que cette course aveugle et précipitée vers l'avant, vers l'inconnu, au mépris du danger et des mises en garde, aura préfiguré et symbolisé l'un des aspects les plus marquants de sa personnalité.
Des nombreuses "campagnes" que ses parents occupèrent comme locataires, puis comme propriétaires quand l'aisance leur fut venue, Mathilde a conservé les innombrables et merveilleux souvenirs d'une enfance libre, heureuse et sans soucis, où elle jouait, en toute innocence, à des jeux parfois défendus, comme celui de "papa-maman", découvrant un jour, en se frottant contre un banc, les plaisirs qu'elle pouvait tirer de son corps et en usant sans honte. C'est avec son frère Victor qu'elle passe ses meilleurs moments de liberté, ce qu'elle nomme "leurs plaisirs secrets", qui les rapprochent de façon un peu incestueuse, reconnaît-elle.
Citons quelques unes de ces campagnes, dont les noms sonneront familièrement aux oreilles des Marseillais : Saint Barnabé, Montolivet, Saint Jean du Désert, La Victoire, qu'ils partagèrent avec la famille Chabert, amie des Monnier et qui fut pour Mathilde un vrai paradis. Le jeune Albert, fils des Chabert, lui avait offert une bague et un cornet-surprise. Séduite par ces cadeaux et bien qu'elle se trouvât insignifiante de sa personne, Mathilde avait dès lors considéré qu'elle était secrètement mariée avec ce garçon.
Elle a douze ans. C'est l'époque du lycée où elle n'est pas bonne élève. Et elle apprend le piano à contrecoeur, sans grand succès. Elle préfère lire Zola, dont son père lui a donné le goût, ou écrire des poèmes, ce que sa mère désapprouve avec irritation. Plus compréhensif, son père lui dira un jour, peu avant de mourir : "J'aurais dû te pousser dans les Lettres ; j'ai été un imbécile".
Elle s'essaie aussi à la peinture. Mais elle revient toujours à l'écriture, qu'elle pratique en cachette de ses parents, qui déchirent ses poèmes quand ils les découvrent, alors qu'elle croit les avoir bien dissimulés. Car en ce temps-là, "un enfant ne pouvait avoir aucun secret, ni rien qui lui appartînt en propre". Elle constate qu'elle n'aura presque rien appris au lycée, entre sept et quinze ans, où elle a passé son temps à rêvasser en faisant des vers et des dessins.
C'est à l'époque de ses douze ans, note-t-elle, que se produisit le tremblement de terre qui détruisit beaucoup de maisons du côté de Saint-Cannat et qui fut fortement ressenti jusqu'à Marseille. On dénombra plus de quatre cents victimes.
Mathilde évoque l'appartement, le magasin, l'atelier de la rue de Rome, ses trente deux ouvrières, sa contremaîtresse, son coupeur et des anecdotes les concernant : ainsi, la contremaîtresse, véritable institution du magasin, très appréciée de madame Monnier qui lui faisait entière confiance, était en fait une voleuse aux moeurs plutôt douteuses. C'est en ces lieux que Mathilde habita durant vingt trois ans, jusqu' à son mariage. Elle est sans fierté ni orgueil face à ce petit monde de travailleurs, pas plus qu'avec les bonnes de la maison, qui se succèdent rapidement, aucune ne parvenant à convenir à sa mère qui, par commodité, les appelait toutes Marie. Elle se sent finalement assez proche de ces êtres humbles qu'elle côtoie, mais qui eux, se gardent de toute familiarité à son égard, car elle reste "la fille des patrons".
Elle pense qu'en matière de sexualité sa mère devait être d'une grande naïveté et ne dut pas connaître d'autre homme que son mari, qui, de son côté, la rudoyait et la trompait abondamment, sans que l'idée lui vienne de lui rendre la pareille, alors qu'elle en eut au moins une fois une occasion sérieuse. Aux yeux de Mathilde, son père était un être impressionnant, un despote avec qui le lien filial se noua trop tard. Elle regrette de ne pas l'avoir connu autrement que par le récit de son enfance ardéchoise, rude et solitaire, qui en fit un homme "sauvage", dur, très respectueux des lois, dont l'ascension sociale et la réussite financière furent remarquables.
Toujours l'année de ses douze ans, sa mère, qui aime à en changer, a loué une nouvelle campagne de style mauresque, située "loin de tout", à Encot Botte. Là, Mathilde découvre que ses frères passent leurs nuits dans le lit de la bonne prénommée Malvina. Elle est seule à le savoir et ce secret, à condition qu'elle le garde pour elle, lui donne le privilège de partager la couche du trio sans trop comprendre ce qui s'y passe. Enceinte, Malvina tente de se faire avorter sous les yeux de la fillette en avalant avec force grimaces du "sel d'Angleterre" (?).
La "gloire" des Monnier sera leur belle et vaste campagne de Saint-Henri, avec son immense parc de dix hectares, dont ils sont devenus propriétaires après avoir conquis la richesse. Car désormais, Marius Monnier fait profession de banquier. Mathilde se souvient, en ces lieux, d'une autre bonne prénommée Marie-Marow, qui fut elle aussi très complaisante à l'égard de ses frères ; et aussi du fait qu'elle connut à Saint-Henri ses premières règles à l'âge de quatorze ans. En cette circonstance, elle a trempé son corps dans une eau glacée et tombe sérieusement malade, perdant ses cheveux en abondance, ce qui pourraît être un symptôme d'une paratyphoïde . De la lecture de Zola, elle dit avoir gardé le dégoût de la maternité. Elle ne se plaît guère à Saint-Henri ; mais c'est là qu'elle commence à aimer la mer que surplombe la propriété.
Elle a quinze ans quand naît sa soeur "Janou" qu'elle va chérir.
Tout comme son père, elle est anti-militariste depuis l'âge de neuf ans, époque où, à l'image de Marius, elle est devenue dreyfusarde. Ce qui n'empêche pas les Monnier d'être de fervents patriotes ne rêvant qu'à la reconquête de l'Alsace-Lorraine. Mais elle avoue que, de 1893 à 1899, les événements extérieurs à sa propre existence ne l'ont guère sollicitée, car elle n'en a perçu "que des échos assourdis".
Elle raconte le premier voyage qu'ils firent avec l'automobile Rochet Schneider : Nîmes, l'Hérault, le Tarn et l'Aveyron, soit, à cette époque, une vraie expédition. Au retour, ils connaissent à Sénas une panne grave dans des conditions atmosphériques épouvantables : grand vent, violent orage. La famille unit ses forces pour pousser la voiture embourbée jusqu'aux essieux, Mathilde étant au volant. Ils finissent par abandonner l'auto et se réfugient dans une auberge, à Saint Pons, pour s'y restaurer et y passer la nuit. Au matin, ils sont réveillés par la fanfare du village, maire et institutrice en tête, aux acclamations de "vive Monsieur le marquis". C'est sans doute le fait de posséder une automobile, chose exceptionnelle à l'époque, qui leur aura valu ce prestige incongru. La Rochet Schneider finira sa carrière comme moteur de dynamo dans l'usine de pâtes de son frère Emile. Une Renault, puis une Hippomobile, une Fiat, une Berliet, lui succèderont. M. Monnier avait la passion des automobiles et donnait même des leçons de conduite à ses amis.
Elle parle beaucoup de sa mère et de ses "originalités". "C'est une femme qui élève dans une pièce cent cinquante lapins à la fois, qui confectionne et vend des corsets, mais peut tout aussi bien faire le jardinier ou le maçon ; et qui n'aime que les animaux qu'elle peut tuer, ceux qui rapportent : poules, lapins, pigeons". Car, en toutes choses, la mère de Mathilde ne poursuivait qu'un seul but : faire de l'argent.
Madame Monnier est économe jusqu'à l'avarice, mais par ailleurs gaie et vive, aimant les fêtes et les bals, bien faite, quoique petite, replète comme toutes les femmes de cette époque, d'une activité débordante, toujours joyeuse, mais désordonnée et parfois négligée. C'est en tout cas une commerçante remarquable d'efficacité.
Quant à Marius, son père, c'est un homme robuste, un peu enveloppé, (à l'époque, c'est un signe de bonne santé et de prospérité), qui se tient très droit et porte la tête haute, avec un visage aux traits réguliers mais accentués, sous des cheveux drus coupés en brosse et une moustache à la gauloise. Il détestait les chats qui abondaient et les tuaient cruellement, après une longue poursuite, en les écrasant entre le mur et un battant de porte, ce dont Mathilde souffrait terriblement en silence. Elle se souvient que Marius aimait à chanter : "Trois petits pavés", une chanson de l'époque dont le sens lui paraissait plutôt mystérieux.
Elle avoue avoir été souvent très craintive, voire peureuse. Mais en même temps, aux dires de sa mère, elle était franche et même, entière. Ce travers lui venait de son père qui n'hésitait pas, par exemple, à rabrouer certaines clientes mauvaises payeuses, qu'il méprisait en tant que femmes "entretenues", tandis que sa mère pensait avant tout à les exploiter. Finalement, elle se sera sentie toujours plus proche de ce père dur et sans pitié que de sa mère, besogneuse et avare, sans pour autant hériter des traits les moins flatteurs de l'un et l'autre.
Elle critique la mode fin de siècle, qui transformait le corps de la femme pour le conformer aux standards de l'époque par de cruels artifices contre nature, véritables instruments de torture (taille serrée à l'extrême par un laçage étroit, corsets, bustiers étouffants, blessant les chairs), dangereux pour la santé, car ces compressions, en empêchant la femme de bien respirer, la rendaient sujette à des suffocations, étouffements et évanouissements, que les doctes médecins du temps attribuaient à "la naturelle complexion hystérique de la femme". Quand Mathilde se plaignait d'en être elle-même victime, sa mère lui disait : "Que veux-tu, pour être belle il faut souffrir". A l'atelier, il n'était pas rare de voir de jeunes ouvrières qui s'évanouissaient, trop serrées dans leur corset.
Face à ses camarades et amies, elle a honte du métier de corsetiers de ses parents, qu'elle trouve dépourvu de prestige. Elle finira par mépriser tous les métiers du commerce, qu'elle assimile à de "la prostitution" précise-t-elle. Car sa mère sacrifiait tout, y compris sa dignité, à la "sacro-sainte clientèle", dont elle ne se gênait pas pour exploiter la vanité, l'ignorance et la crédulité, pour mieux leur vendre sa marchandise, les pousser à la consommation et leur vider le porte-feuille . Mais Mathilde ne s'offusque pas que son père ait été banquier, prêteur d'argent à taux d'usure ou presque, et que ce soit à cette même clientèle qu'il ait lui aussi sacrifié ses convictions de Franc-Maçon athée, en lui faisant faire sa première communion à l'église de la Trinité, rue de la Palud, où elle avait été déjà baptisée, comme il acceptera de voir son mariage consacré dans cette même église. Malgré cette triple consécration religieuse, elle finira par partager l'opinion de son père pour qui : "l'Eglise est une institution néfaste". Et elle deviendra athée.
Son parrain Guimet lui fait découvrir l'opéra dont il est un passionné. Elle assistera à des représentations de Werther, de Manon, de Faust, de Carmen...Mais Mathilde ne parviendra jamais à aimer vraiment cet art où, entre autre, "deux amants se déclarent leurs sentiments en chantant à voix forte dans l'oreille l'un de l'autre". Sans doute l'apprentissage imposé et rébarbatif du piano l'a-t-elle rendue réfractaire à la musique et au bel canto. Dans un tout autre registre, elle aura également horreur des agonies et, plus tard, le mépris de toutes les cérémonies funèbres qu'elle fuira, car la mort l'angoisse et elle la redoute.
A quinze ans, elle quitte le lycée. Elle en garde le souvenir de certains professeurs qui l'impressionnaient. Elle les perdra de vue, ainsi que toutes ses compagnes d'étude. Mais elle se souvient de quelques unes, et surtout de son "adorée", élève d'une classe supérieure, qu'elle avait élue dans son coeur et qu'elle admirait éperdument. Chaque élève avait ainsi son "adorée", plus ou moins secrètement et chastement aimée. Toutes ces jeunes filles étaient aussi très curieuses de la représentation du sexe masculin, qu'il leur était impossible d'imaginer, tout ce qui relevait de la sexualité étant alors frappé, surtout pour les filles, d'un interdit absolu. Ce fut Mathilde qui, ayant volontairement surpris son père nu, leur fit de cet attribut une description très approximative, accompagnée d'un vague dessin plutôt éloigné de la réalité.
L'une de ses hantises était de rapporter à la maison un "billet de satisfaction" blanc ou bleu, décerné pour bon comportement en classe. Mais elle ne rapportait le plus souvent qu'un "mauvais billet gris" qui suscitait la colère de sa mère et le mépris de son père. En fin de mois, les mauvaises notes lui valaient des gifles, des punitions et des brimades de la part de ses parents.
Monsieur et Madame Monnier étaient, c'est le moins que l'on puisse en dire, peu démonstratifs dans leurs sentiments réciproques comme envers leurs enfants qu'ils élevaient "à la dure". Mais c'était dans les moeurs de l'époque ; et si Mathilde souligne ce comportement de ses parents, elle ne s'en offusque guère. Sa révolte se situera sur un autre plan.
Les frères de Mathilde étaient eux très bagarreurs et les raclées pourtant sévères et fréquentes de leur père n'en venaient pas à bout. Aussi furent-ils mis en pension au lycée Mignet d'Aix-en-Provence. Pour sa part, Mathilde était jugée "testarde", opiniâtre, n'en voulant faire qu'à sa tête, désobéissante et rétive. Elle n'aima ses parents que sur le tard. Elle en voulait à sa mère qui, jusqu'à ses vingt ans, lui fit porter des robes retaillées dans les siennes.
De l'amour, elle ne sait rien de réel. Un ami de ses parents pratique sur elle des attouchements impudiques, particulièrement en voiture, sous les couvertures. Il s'agit d'un quinquagénaire qui la poursuivra longtemps de ses assiduités, quasiment jusqu'à son mariage. Mais elle n'ose rien en dire à ses parents de peur qu'ils la traitent de menteuse, voire de folle, car ils estiment fort cet homme. Elle est alors amoureuse d'un ami de son frère Victor, qui la trahit honteusement en remettant à Marius Monnier les lettres que sa fille lui a écrites. Cela lui vaut une sévère admonestation.
A propos de l'argent, elle dit n'avoir connu que la prospérité familiale due aux bonnes affaires réalisées par les trois magasins de corsets de ses parents : ceux de la rue de Rome et de la rue d'Aix, à Marseille ; celui de la rue d'Alger, à Toulon. Le père Monnier "serre" l'argent dans un meuble fermant à clé. Mais Victor et Emile ont mis au point un stratagème pour ouvrir le tiroir sans laisser de trace et lui dérober régulièrement quelques "écus". Mathilde reçoit quarante sous par semaine pour ses "menus plaisirs" qui sont rares et modestes.
Après avoir quitté le lycée sans aucun diplôme (mais elle ne croit pas à leur valeur), elle va sans tarder faire son apprentissage de couturière et de commerçante. Elle prend rang de simple ouvrière dans la boutique familiale et devient vite habile à fabriquer, plutôt qu'à vendre, et cela ne lui déplaît pas. Sa mère tentera vainement de l'initier à l'art de "forcer la main" de la clientèle. Elle obtient cependant l'autorisation d'aller trois fois par semaine suivre des cours aux Beaux-Arts.
Cliché Paul Mayer.
Mais elle ne deviendra jamais une artiste peintre de grand talent, ce dont elle avait rêvé un moment. Elle suit également des cours de littérature, lit un à deux livres par jour et voue un culte particulier à Edmond Rostand, l'illustre dramaturge marseillais, qui fut aussi l'idole de Pagnol.
De seize à vingt trois ans, sa vie se passe "sans joie", au magasin. Elle a cessé de faire du piano à dix sept ans, mais elle continue à peindre et à écrire en cachette. Un de ses sonnets est publié dans les Annales poétiques, mais il est assorti de considérations qu'elle juge humiliantes sur sa capacité à maîtriser l'art poétique. Cela ne la découragera pourtant pas de continuer à versifier.
Durant les sorties de ses parents, ses frères eux aussi étant souvent dehors, elle reste seule dans la maison où elle a froid et peur, ne parvenant vraiment à s'endormir qu'à leur retour, quand elle entend tourner une clé dans la serrure. Dans cette solitude, elle a écrit, à seize ans, sa première pièce de théâtre, Marie Routier; puis une autre, l'Apprentie, et une troisième, le But. Elle s'essaie encore à un vaudeville intitulé la Concierge. De son propre aveu, le tout était très mauvais.
Le temps passe et, de jeune fille, Mathilde se transforme en femme. Elle est devenue une habile couturière et une lingère accomplie. Elle peint sur faïence, ayant appris cet art chez un décorateur. Elle persiste surtout dans la poésie, sur des cahiers qu'elle dissimule toujours à ses parents. Au magasin, sous la férule de sa mère, elle devient vendeuse, puis caissière, une promotion en quelque sorte, pour quarante sous par semaine, nourrie, logée, habillée, blanchie, contre onze heures de travail quotidien, six jours par semaine. Elle dépense son argent en achetant surtout des "gourmandises".
La voici maintenant parvenue à l'âge de se marier. On commence alors à l'exhiber comme une marchandise, en la sortant dans ses plus beaux atours pour de lentes promenades à pied au Roucas-Blanc ou aux Catalans, partout enfin où il convient de se montrer quand on est une jeune fille à la recherche d'un mari. Puis on la mène encore au café Riche, ou à l'Univers, ou au Glacier, sur la Canebière. Elle s'y ennuie car elle n'a jamais aimé les cafés. A l'heure du souper, son père la renvoie seule à la maison. Elle appréhende ces rentrées nocturnes et solitaires dans des rues obscures, dont, à les évoquer, elle sent encore l'odeur d'urine et de rats crevés : des rues peuplées de prostituées et de toute une faune malsaine, voire dangereuse. Ses frères rentrent à leur tour et mettent la bonne au supplice en l'obligeant à leur servir les reliefs des repas que leur mère a soigneusement mis de côté pour le lendemain avec interdiction d'y toucher. Puis, bien souvent, un de ses frères ressort tandis que, parfois, l'autre reste pour ne pas la laisser seule avec sa peur. "Comme elle les aimait alors, ces frères protecteurs !"
Elle a bien quelques soupirants, mais ils ne sont pas à son goût. A dix neuf ans, ses parents lui confient la tenue du stand qu'ils ont créé au Grand Palais de l'Exposition Coloniale de 1906. Cette indépendance l'enivre. Elle reçoit enfin sa première robe neuve. Et elle circule seule en tramway. Le stand propose :
Au Bonheur des Dames
36, rue de Rome
Marseille
Jarretières, Jarretelles, Confection,
Commandes, Corsets, Ceintures, Gorgerettes,
Jupons, Serviettes Hygiéniques
Au stand, de nombreux "amoureux" lui tournent autour. Un homme d'âge mûr la serre de près, la bouscule et lui jure "qu'il l'aura". Mais il se trompe. Elle se souvient surtout de celui qu'elle aima alors et qu'elle cite : Gaston Pietra. Employé aux Nouvelles Galeries, il est âgé de vingt-deux ans. Les deux jeunes gens se promènent ensemble, flirtent. Un jour, elle se rend dans sa chambre ; ils s'étendent sur le lit, échangent des baisers et des caresses ; mais il ne se passe rien de plus, car ils sont tous deux très inexpérimentés. Gaston lui a donné une photo de lui qu'elle porte dans son corsage. Une amie de ses parents, à qui elle avait confié ce secret, la trahit. Son père intervient rudement, expliquant à Mathilde qu'une jeune fille de sa condition ne peut pas épouser un homme qui ne gagne que soixante francs par mois. Les amoureux doivent se séparer. Puis ils se perdent de vue après s'être promis de se retrouver d'ici un an.
Entre 1906 et 1908, Mathilde a voyagé avec sa mère qu'elle accompagne à Paris pour ses affaires. La capitale, sous son ciel gris et pluvieux d'automne, ne la séduit guère. Les deux femmes y sont surtout venues pour prospecter la marchandise des fabricants de corsets et de lingerie féminine à la mode. Elles vont cependant au théâtre voir une pièce "coquine". Mathilde en profite aussi pour visiter le Louvre, Notre-Dame, et de nombreux autres monuments parisiens, qui la laissent plutôt indifférente. Mais, par beau temps, elle trouve plaisants les bords de Marne, à Créteil où elle apprend à canoter. Elle y rencontre un amoureux avec lequel elle correspondra assez longtemps.
1907-1917 (de 20 à 30 ans) :
L'année suivante, en 1908 ( ?), elle revient à Paris, en principe pour se fiancer avec un Parisien de bonne famille que ses parents lui ont déniché. Marius Monnier propose une dot de vingt mille francs. Le fiancé en réclame trente mille. Marius s'indigne : "Ma fille n'est pas à vendre." Les fiançailles sont rompues. Mathilde considère qu'elle l'a échappé belle : elle ne deviendra pas Parisienne.
Elle flirtera avec ses cousins de Toulouse, Etienne et Ernest. Gaston Pietra, revenu de Béziers où il s'est fait une situation, est réapparu dans sa vie fin 1907. Il veut la demander en mariage. Mais Mathilde, qui lui avait promis de l'attendre douze mois et pas davantage, lui fait constater que ce délai est écoulé. Gaston supplie. Elle reste intraitable : il est revenu trop tard. Entre eux, c'est fini.

La trouvant affaiblie, le docteur conseille à Mathilde de "prendre l'air" et de beaucoup marcher. Commencent alors de longues promenades en compagnie de son père. Ils partent tôt le matin et font le tour de la Corniche par le Prado, s'arrêtent dans des cafés-restaurants pour se régaler de fruits de mer arrosés d'un "généreux vin blanc de Cassis". Ces déjeuners finissent par devenir de vraies "agapes". Après quoi, ils traversent le Vieux-Port sur le Transbordeur et reviennent à la maison vers les onze heures, au grand dam de Madame Monnier mécontente et jalouse aussi du bonheur de sa fille. Mathilde et son père étaient en effet heureux de ces promenades qui les rapprochèrent beaucoup.
Maurice Pourchier, un ami de son frère Victor, vient très souvent chez les Monnier. Il plait beaucoup à Mathilde. Mais il doit aller passer trois ans à Madagascar pour parfaire sa pratique du commerce. Ils échangent une correspondance suivie et quand Maurice revient à Marseille, il commence à faire sa cour à Mathilde. Trois mois plus tard, il fait sa demande en mariage qui est acceptée, ce qui donne lieu, à Saint-Henri, à des fiançailles monstres. Mais Marius Monnier va obliger les fiancés à patienter trois ans avant de se marier : le temps que Maurice se fasse une situation "d'au moins trois mille francs par an", ce à quoi il parviendra. Durant cette attente, Mathilde s'aperçoit que Maurice a un caractère épouvantable. Mais cela ne la rebute pas. Ils s'aiment et se marieront le 29 Octobre 1910.
En attendant, Mathilde commence à fréquenter les bals en compagnie de son fiancé : le bal du Pérou, le bal des Commerçants et d'autres : il n'en manque pas. Elle apprend à danser le quadrille ; mais elle n'apprécie guère cette distraction. Et enfin, elle a droit à plusieurs robes neuves. Elle est devenue coquette et se sent enfin vraiment aimée.
Frédéric Mistral à 29 ans ; cette photo par Étienne Carjat date de son premier voyage à Paris pour la publication de "Miréio".
Puis, comme un bonheur, dit-on, n'arrive jamais seul, son nom paraît dans le journal
Théâtraoù elle est citée comme lauréate du concours de poésie organisé pour l'érection de la statue de Frédéric Mistral, à Arles, lors du cinquantenaire de
Mireille. Son poème, un sonnet, ( Voir Documents et Articles de Presse) est déclamé à l'inauguration de la statue. Des poètes admiratifs lui dédient alors des vers, comme à une consoeur, et Mistral, dont elle a lu toute l'oeuvre, la remercie par une photo dédicacée. Elle dira plus tard qu'avec l'âge elle aima moins ce poète trop folklorique et régionaliste à son goût, plutôt réactionnaire et, pour tout dire : "royaliste" attardé. Les premiers vers de Mathilde seront publiés après son mariage sous le titre de
Cette vieille romance.
Consumé par sa passion, Maurice assiège la vertu de Mathilde avec insistance, mais elle entend rester "sage" et lui résiste. Pourtant, vers la fin de leurs fiançailles, les deux tourtereaux se retrouvent en cachette pour échanger de "fiévreuses caresses". Apprenant cela, Marius Monnier veut rompre les fiançailles et donne à Mathilde, qui a près de vingt trois ans, sa "plus belle raclée", la traitant de "putain" et de "fille". A cette époque, elle s'est découvert beaucoup d'amour pour sa jeune soeur et pour se consoler d'être ainsi tenue sous le boisseau, elle s'en occupe assidûment.
A vrai dire, Mathilde et Maurice étaient plus ou moins promis l'un à l'autre depuis leurs dix sept ans. Et Marius appelait Maurice "le fiancé probable". Leur attente aura duré six ans. On a mis Mathilde en garde contre le mauvais caractère de Maurice, mais elle n'en a pas tenu compte, étant "de celles qui se livrent tout entières, bras et pieds liés, à l'ivresse de leur passion."
Elle sourit de sa naïveté d'alors en relisant une très longue lettre d'amour qu'elle a écrite à Maurice et qu'elle a conservée. Dans cet écrit, elle lui demande de "ne pas la faire souffrir". "C'est la prière écoeurante d'une apprentie-esclave", observe-t-elle. Car un jour, Maurice, le coléreux, le jaloux, le violent, l'insultera et la battra.
Mais à cette époque, elle ne songe qu'aux fastes du mariage, à son trousseau, qui comporte six douzaines de chaque pièce, à ses robes, à sa toilette intime de mariée, nommée "la parure" : chemise, cache-corset, jupon, pantalon et chemise de nuit, qu'on choisit pour elle, car elle ne doit porter que "ce qui se fait". Chez les Monnier, on a de la fierté : le trousseau de Mathilde est somptueux et ne le cèdera en rien à celui des plus riches jeunes filles à marier des grandes familles marseillaises. Elle y ajoutera, en cachette de sa mère, une chemise de "cocotte", un voile de soie noire transparent, dont elle a fait l'acquisition et qui fut "sa joie secrète".
Sa toilette de noces est à l'avenant du trousseau, mais elle forme une masse d'un poids considérable et constitue un véritable carcan. Les essayages de cette "opulente" toilette l'épuisent. Mais elle est éblouie de se voir transformée en une sorte d'idole païenne "écrasée de richesses".
Elle reçoit quantité de cadeaux, qui sont longuement exposés dans l'arrière-boutique du magasin. Tous les représentants en mercerie, corsets et autres parures féminines, qui visitent leurs bons clients Monnier, y allèrent d'un présent, si bien que tout lui fut offert. Et le jour du mariage, les fleurs transformèrent l'appartement des nouveaux époux en un véritable jardin.
Elle a reçu les bijoux venant de sa défunte belle-mère et s'en couvre à profusion, ce qui lui donne l'air d'un "baudet harnaché". Elle note que depuis, elle a appris à détester les bijoux, car même une simple bague lui fait penser à un anneau dans le nez, symbole de soumission ou d'exhibitionnisme.

Les fiancés aménagent et embellissent leur futur appartement du 123, cours Lieutaud, dont le père Monnier paiera les trois quarts du loyer durant les premières années. Sa mère s'occupe de son trousseau et participe à la décoration de l'appartement avec son goût très particulier. Elle possède l'art de dénicher les "vieux Moustier", les "vieux Marseille", et bien d'autres objets, alors peu chers, qui prendront par la suite une très grande valeur. Mais elle manifestera beaucoup de mauvais goût dans le choix de l'horrible mobilier de style 1900, dont la sombre lourdeur baroque ornera le salon et la chambre des futurs époux. Pour l'heure, Mathilde ne s'en soucie guère, toute à son bonheur de quitter, sans regret, sa famille et le sinistre appartement de la rue de Rome.
Ses frères eux aussi ont pris leur envol hors du foyer natal. Emile, doué pour le commerce, fait très tôt de bonnes affaires qui lui assurent une fortune précoce. Il se marie jeune et aura quatre enfants. Victor épouse, à vingt et un ans, une très jolie et fragile veuve sans fortune, de six ans plus âgée que lui, mère d'un bébé. Marius Monnier tentera en vain de s'opposer à ces deux unions qui lui déplaisent. Il refusera pendant trois ans de se voir présenter l'épouse de Victor. Marius a toujours manifesté un autoritarisme excessif et brutal. Il bat "des poings et des pieds" son fils Emile âgé de dix huit ans, parce qu'il a découché. Il fait murer une issue de la chambre de ses deux fils donnant directement sur un escalier extérieur. La toute puissance du pater familiae était chevillée aux moeurs de ce temps-là.
Bien plus tard, Mathilde se demandera : "A cette époque, étais-je moi-même ? Où était mon Moi ?" "Il était enseveli sous les épaisses couches d'une éducation conventionnelle", concluera-t--elle. Elle ne se reconnaît plus dans cette jeune Mathilde Monnier de 1897 à 1910, à la fois résignée et pleine d'espoirs à l'orée de sa nouvelle existence. La Mathilde qu'elle est devenue depuis lors la satisfait bien davantage, car elle a remporté "une belle victoire sur la vie", même si elle a dû attendre longtemps et "refaire plusieurs fois la course de la tezze" pour devenir elle-même et "dompter" la vie.

Le 29 octobre 1910, Mathilde Monnier, qui a vingt-trois ans, épouse Maurice Pourchier, qui a le même âge. Il est représentant en tissus. Cette union va durer vingt ans, alors que beaucoup pariaient sur sa fin précoce, à une échéance de deux ou trois ans tout au plus, tant Maurice est connu pour son caractère exécrable. Le mariage a lieu à Marseille en grande pompe, avec défilé de calèches et de voitures à klaxon (déjà...) ; les messieurs et les dames sont en grande toilette. Le cortège se rend d'abord à la mairie, puis à l'église de la Trinité, concession faite par le père de Mathilde à la clientèle bien-pensante de sa femme, mais qui va, on le sait, à l'encontre de ses convictions profondes, Monsieur Monnier restant Franc-Maçon et athée. Le repas de noce est pantagruélique et dure toute la nuit.
Le couple s'installe dans l'agréable appartement du cours Lieutaud, qu'ils ont aménagé en septembre. Ils vont y rester quatre ans. Petites confidences de Mathilde : elle se marie vierge ; ils font l'amour jusqu'à cinq fois par jour. Elle aime faire la cuisine et se dit très bonne cuisinière ; déjà, elle aime aussi jardiner dans des pots et autres récipients, sur son balcon et tenir son ménage. C'est une vraie femme d'intérieur. Elle est coquette, mais commencera à se farder seulement à partir de 1914. Elle aura alors vingt-sept ans.

Compte tenu des obligations professionnelles de son mari, le voyage de noce est bref : du 29 octobre au 2 novembre, dans un hôtel, à Le Trayas, sur la Côte des Maures.
Quelques temps après, ils iront, comme pour un retour aux sources de Mathilde, passer une semaine en Ardèche, au Grand Hôtel de Joyeuse, le fief d'origine des Monnier.
Le dimanche, ils font parfois de longues promenades en amoureux vers les calanques des environs de Marseille : Morgiou, Sormiou, Canelongue.
En mai 1911, elle note que son mari lui donne pour la première fois "une bonne paire de gifles". C'est le début d'une longue série de mauvais traitements qui vont se poursuivre jusqu'à leur divorce. Son mari lui a dit qu'il préférait être craint plutôt qu'aimé ! Elle subira plus ou moins passivement son sort de femme maltraitée. Car à cette époque, c'est ainsi que beaucoup d'hommes se conduisent encore avec leur épouse qui n'ose guère protester ni se plaindre.
Elle est enceinte en janvier 1911, sans avoir jamais éprouvé le moindre désir d' un enfant. Et elle tentera, pour se faire avorter, une vaine démarche auprès de son pharmacien habituel, qui en tombe des nues. La naissance survient le 3 octobre 1911, dans des conditions catastrophiques : l'enfant qui se présente mal, est asphyxié dans le ventre de sa mère. Il meurt le lendemain de l'accouchement. C'était un garçon.
Mathilde est à nouveau enceinte en décembre 1912. Après deux mois et demi de grossesse, elle accouche d'un enfant mort-né. C'était une fille. Rapidement ses règles vont disparaître ; elle est devenue stérile, ce qui met fin à sa hantise de procréer.
A la suite de ces problèmes de grossesse et d'accouchement,, comme elle se sent fatiguée et malade, ses parents l'envoient à Plan d'Orgon pour y soigner une bronchite. C'est cette bronchite, dégénérant en asthme sévère, qui sera un jour à l'origine de sa mort. A Plan d'Orgon elle découvre et admire une nature prospère et généreuse qui borde la Durance.
Puis, devant continuer à se reposer, elle passe l'été 1913 dans la propriété familiale de Saint-Henri, en banlieue marseillaise.
A cette époque, elle prend goût aux salles de cinéma qui, de son propre aveu, sont alors de véritables lupanars où les hommes et les femmes viennent pour chercher des aventures galantes d'un moment et non pas pour voir des films. Elle accepte d'y recevoir des attouchements anonymes pour se venger de son mari qui la gifle régulièrement. Puis elle est prise de remords et se promet d'être fidèle. Mais elle finira par admettre que les exigences de sa sensualité sont plus fortes que ses ses bonnes résolutions, et elle s'abandonnera désormais sans grande résistance à ses pulsions sexuelles.
Cependant, il lui arrive quelquefois d'accompagner son époux dans ses déplacements professionnels. Ils vont en chemin de fer, à Lodève, à Pézenas, à Flayose, Bargemon, Draguignan et même jusqu'à Zürich, ville qu'elle affectionnera par la suite. Ils voyagent avec d'énormes malles remplies d'échantillons, dont elle a honte, et fréquentent des hôtels bon marché où ils subissent la promiscuité parfois salace de tout un petit monde de voyageurs et représentants de commerce dont elle n'apprécie pas la vulgarité.

Ils sortent peu. Leurs distractions favorites sont le Théâtre, l'Opéra. Mais ils ne fréquentent pas les bals à la mode, car Mathilde n'aime pas et n'aimera jamais danser. Elle continue, par contre, à être une grande lectrice qui, depuis l'âge de quinze ans épuise un à deux volumes par jour. Elle s'adonne aussi toujours régulièrement à la poésie.
Ils assistent aux grandes fêtes annuelles que donne avec beaucoup de faste la famille Monnier : la sainte Anne, fête de sa mère, le 26 juillet et la saint Marius le 15 août. On tire des feux d'artifice et on allume des feux de Bengale dans la grande propriété de Saint-Henri. Mais ce sont surtout les fêtes de fin d'année, dans l'appartement de Marseille, qui rassemblent le plus de monde, au moins trente personnes de la famille proche ou lointaine plus quelques amis, pour le "gros souper", après la messe de minuit. Chacun a revêtu ses plus beaux atours. Et les dames ont sorti leurs bijoux. On échange les cadeaux. On fait bombance, on chante, on danse presque jusqu'au petit matin. On sacrifie aux traditionnels treize desserts provençaux de la nuit de Noël.
Mathilde évoque avec nostalgie cette époque révolue des belles années de 1910 à 1914, et tous les êtres chers qui, depuis, ont disparu : son père, sa mère, ses frères, ses tantes, ses oncles, qui étaient tous autant de joyeux convives si plein d'entrain et de joie de vivre. Ces quelques années qui précédèrent la première guerre mondiale resteront gravées dans son souvenir comme un paradis à jamais perdu. Car pour elle, comme pour tous ceux qui connurent La Belle Epoque, il y aura eu un avant et un après 1914.
Le 2 avril 1914, elle fait jouer un acte en vers :
l'âme des fleurs. par des jeunes filles, élèves d'un cours de piano, et obtient un réel succès.

Elle quitte Marseille le 9 mai et passe tout l'été 1914 à Solliès-Toucas, où ses parents l'ont envoyée pour soigner sa santé toujours défaillante. Elle va connaître là, en compagnie de quelques adolescentes, bien plus jeunes qu'elle, le bonheur de se sentir libre, en totale communion avec les abondantes beautés de la généreuse nature qui l'entoure. Naïade ou bacchante, il lui arrive de se baigner nue, aux petites heures du matin, dans la fontaine, sur la place du village sans se préoccuper d'être vue.

Ce que l'on peut nommer son panthéisme naîtra à Solliès-Toucas. Et elle y puisera un jour les paysages, les lieux et les noms de sa saga des
Desmichels.
Le 2 août 1914, coup de tonnerre dans un ciel trop bleu, dans un air trop chaud : la guerre est déclarée. Le même jour Mathilde quitte Solliès-Toucas en compagnie de son mari qui était venu l'y rejoindre pour de courtes vacances. Ils trouvent Marseille en grande effervescence guerrière. Les rues sont remplies de jeunes gens insouciants et gais qui se préparent à partir, la fleur au fusil, en chantant la Marseillaise, pour une promenade militaire de quelques semaines. Personne, à ce moment, n'aurait pu deviner que ces quelques semaines allaient se transformer en quatre années de massacres qui anéantiraient des millions de vies et bouleverseraient de fond en comble, de manière tragique, autant d'existences et de foyers.
Le 5 août, le sergent Maurice Pourchier, très pénétré de son devoir, part à son tour, gaiement, pour une destination inconnue, peut-être pour le front, mais comment en être certain dans l'immense pagaille de la mobilisation générale? Au bout de quelques temps, sans nouvelles, inquiète, Mathilde va tenter de le rejoindre en supposant qu'il se trouve à Dôle. Elle part en train le 21 août, pour un voyage de nuit long et épuisant qui la mène jusque dans cette ville. Mais elle y recherche en vain Maurice et doit revenir à Marseille le 26, exténuée par ce périple, sans avoir pu rencontrer son mari.
Elle s'est mise à tenir une sorte de journal de guerre où elle note tous les événements relatifs au conflit, colportés par la presse et les on-dit. Mais elle constate vite que ces nouvelles, supposées venir du front, ne sont que les mensonges de la propagande officielle, guerrière et patriotique. Elle se demande aussi pourquoi on peut voir déambuler dans les rues de Marseille nombre de jeunes hommes en bonne santé et de joyeuse humeur, qui n'ont pas l'air de vouloir partir pour le front. Elle apprend que ce sont les "planqués", les fils de famille, que des médecins complaisants et cher payés, ont déclarés inaptes au service militaire. Toutes ces impostures l'écoeurent et elle cesse brusquement de tenir son journal le 19 août 1914.

Le 8 septembre 1914, sa santé étant à nouveau compromise, Mathilde part pour l'Isère et le Vercor, à Chichiliane, espérant que l'air des hauteurs lui fera du bien. De ce séjour, elle gardera la terreur irraisonnée des orages de montagne, qui la transforment en animal apeuré, incapable de surmonter ses angoisses physiques et psychiques face au déchaînement des éléments naturels qui, cette fois, libèrent des forces maléfiques et dangereuses. Dès lors, Mathilde n'aimera plus guère la montagne.
Alors qu'elle est à Chichiliane, où elle loge à l'hôtel du Nord, en compagnie d'amis et de parents marseillais, son mari bénéficie d'une permission. Elle va l'attendre à la gare de Valence et le couple se rend à Marseille où Maurice va faire une visite à sa famille.
Puis il repart pour le front où, en avril 1915, suite à l'explosion d'une grenade, il reçoit quatorze éclats de métal dans tout le corps.
A cette époque, Mathilde a rencontré son premier amant dans un cinéma. Pour se justifier, elle explique qu'elle se sent alors différente, étrangère à son milieu, mais qu'il lui faudra deux maris, deux divorces et cinquante ans de vie pour réaliser enfin cette différence. Elle a aussi trompé ses deux maris parce qu'ils l'insultaient et la battaient, parce qu'elle est rancunière et qu'elle voulait se venger des tromperies qu'eux-mêmes lui infligeaient. Cela ne lui fut pas difficile, car elle attirait naturellement les hommes.
Elle part rejoindre Maurice, dont elle dit qu'elle l'aime malgré tout, à E…où il est hospitalisé dans un établissement militaire. E…se trouve proche de T… ; et ces deux villes, à ce qu'elle en dit, ne sont pas trop éloignées de Verdun. Mathilde a pris l'habitude de désigner par une initiale certains lieux et certaines personnes dont elle veut taire le nom et il est parfois difficile de s'y reconnaître. Peut-être E…est-il Epinal et T…Toul, bien que ces deux villes ne soient pourtant pas toutes proches de Verdun.

A l'hôpital d' E. Mathilde va se transformer en infirmière d'un dévouement extrême à l'égard des malheureux blessés et mourants qui partagent la même salle que son mari. Aucune tâche, même la plus ingrate, même la plus répugnante, ne la rebute. Malgré sa santé fragile, elle se dépense sans compter et sans d'ailleurs que personne ne se soucie de savoir qui elle est. Cet épisode va durer vingt sept jours, durant lesquels elle se lève tôt, se couche tard et manifeste un grand courage et beaucoup de compassion agissante à l'égard de tous ces soldats qui souffrent dans leur chair, sans pour autant omettre son époux. On la proposera même pour une médaille qu'elle refusera, comme plus tard, elle refusera certains honneurs littéraires.
A l'hôtel où elle loge, elle a fait la connaissance d'un jeune soldat qui s'est épris d'elle. La veille de son départ, elle a une relation physique avec lui. Puis, la nuit qui précède son départ, un autre soldat, dépité d'avoir été évincé en faveur d'un rival, force sa porte et la prend presque contre sa volonté. Mathilde sait maintenant qu'elle ne résistera que très mal au désir des hommes, n'ayant pas su s' y refuser alors que son mari gît non loin d'elle sur un lit de souffrance. A la fois victime d'une sentimentalité et d'une sensualité excessives, elle s'abandonnera sans remord aux exigences de plus en plus pressantes de sa sexualité, s'affranchissant de toute morale, de toute raison et de toute convenance, en se plaçant au-delà du bien et du mal dans ce domaine où elle considère n'avoir de compte à rendre à personne, sinon à elle-même.
Elle revient à Marseille, pour peu de temps, car elle part rejoindre à nouveau son mari qui se trouve muté en convalescence à C…, très probablement Sète, que l'on l'écrivait Cète à l'époque ; elle y va à la découverte du "Cimetière marin" chanté par Paul Valéry. Elle dit aimer encore Maurice et reste quelques temps dans cette ville qui ne lui offrira que peu d'agréments. Puis elle revient à Marseille et sa santé étant redevenue précaire, elle doit retourner faire un nouveau séjour à Solliès-Toucas où elle se plaît toujours autant.
A Hyères, elle a une aventure décevante avec son cousin E…qu'elle avait cru aimer étant adolescente. E. lui reprochera un jour cette confidence qu'elle a publiée bien plus tard dans ses Mémoires
Moi.

Son mari poursuit sa convalescence à M… (sans doute Montpellier). Elle va l'y rejoindre et s'essaie à la couture. A peu près rétabli, Maurice est affecté à l'hôpital militaire de la ville. Elle s'y fait employer comme secrétaire au service des entrées. C'est là qu'elle verra des filles de treize ans atteintes de la syphilis que leur père leur a transmise. Elle va rester toute une année à Montpellier. Sa logeuse est une lesbienne qui tentera en vain quelques avances mesurées, auxquelles Mathilde, sur le moment, ne verra pas malice.
1917-1927 (de 30 à 40 ans) :
Puis elle retourne à Marseille, tandis que Maurice est affecté dans les Pyrénées où elle le rejoindra à A…ville "où on fabrique un excellent nougat et chocolat (?)". Au printemps 1918, elle y croise Charles Trenet enfant, qu'elle admirera par la suite.

Maurice passe le conseil de réforme à Béziers ; il est déclaré inapte au service et définitivement réformé. Pour lui, la guerre est finie. Elle le sera bientôt pour tous et l'on pourra alors en découvrir les horreurs dans toute leur terrible vérité. Le couple réintègre sa maison d'Allauch.
Ils sont à Marseille le 11 novembre 1918, jour de la proclamation de l'Armistice. La ville est en liesse. Les "planqués" font la fête avec des "cocottes". Ils l'ont échappé belle. On fera bientôt le compte des morts. Et ce sera moins réjouissant, car tout un peuple de jeunes hommes, issus des classes les plus humbles et les plus laborieuses, ouvriers, artisans, paysans, pêcheurs, a péri dans l'hécatombe. On se consolera en leur élevant des monuments "Aux Morts". Et pour les remplacer, on fera venir, d'Italie ou d' Espagne, une main d'oeuvre encore meilleur marché.

En août 1918, ils ont passé des vacances au Lavandou, dont la plage est pratiquement déserte en ce temps là, comme le sont toutes les autres plages de la Côte où ils vont se baigner : la mode des bains de mer n'en est qu'à ses prémices. Des femmes s'essayent aux premiers maillots légèrement échancrés qui, aux yeux des plus prudes, sont scandaleux.
Cet été-là, ils se rendent à Paris, en compagnie du père de Mathilde, pour y chercher une automobile de marque Buchet avec laquelle ils reviennent à Marseille. Presque arrivés, ils ont un accident du côté des Pennes-Mirabeau. La voiture devra aller tout un mois dans un garage pour y être remise en état. Par la suite, ils feront à son bord de belles randonnées.
A Allauch, en attendant de faire construire une maison sur le terrain que Maurice a acheté, ils occupent la villa Sainte-Catherine. Mathilde ne se plait guère dans cette demeure. Elle observe qu'à cette époque, les terrains situés à la campagne ne valaient rien. On les achetait au "lancer de pierre". Elle se sent de plus en plus habitée par le désir de la création littéraire. C'est dans cette villa qu'elle écrit
Les cœurs perdus, ouvrage qui ne sera pas publié. Par contre,
Cette vieille romance, autre recueil poétique à la manière de Paul Géraldy, lui aussi écrit à Allauch, paraîtra plus tard, en 1924, aux Editions des Tablettes de Saint-Raphaël et lui procurera une réelle satisfaction, car la critique est plutôt élogieuse. Elle fera plusieurs voyages à Saint-Raphaël pour régler les problèmes d'édition ; et ce sera pour elle un dérivatif agréable.
En août 1919, les époux retournent passer des vacances au Lavandou, à l'hôtel Ravoine, avec les parents Monnier.
Et en 1920, ils changent de domicile pour s'établir dans la villa Germaine, toujours à Allauch. Entre Mathilde et son mari, les disputes deviennent de plus en plus fréquentes, graves, violentes. Maurice continue à la brutaliser et à la gifler pour des peccadilles. Mathilde a trente trois ans.
Ces disputes ne l'empêchent pas de rédiger des esquisses qu'elle utilisera plus tard pour écrire
La rue courte. Elle fait, à cette époque, des considérations sur elle-même, ne s'estime pas jolie, et se trouve lâche et passive devant la brutalité de son mari. Par vengeance, elle commence à le tromper régulièrement en "racolant" ses amants toujours dans des cinémas. C'est là qu'elle rencontre celui qu'elle nomme Georgy, avec lequel débute une liaison qui durera sept ans. De son côté, son mari la trompe avec plusieurs femmes en même temps.
Aidée financièrement par ses parents, elle a fini par faire construire et meubler à son goût, sa belle maison d'Allauch à Canton Rouge, sur les quatre mille mètres carrés de terrain achetés par Maurice.
Elle y rédige
Le portrait de Beethoven, qui paraît dans
La femme de France et lui est payé 150 Frs, une somme qu'elle estime convenable. Mais son mari n'apprécie pas l'origine de ces revenus qui rendent Mathilde moins dépendante de lui. Il ne la veut que bonne ménagère, soumise et docile, et lui donne 20 Francs par jour pour les frais du ménage. C'est un curieux personnage, instable et coléreux, que sa mère a aimé d'un amour immodéré quand il était enfant, ce qui lui a gâté le caractère. Il est pourtant sensible, grand amateur de musique classique et d'opéras, et lui-même bon pianiste. Mais s'il impose à Mathilde de l'écouter religieusement quand il joue de cet instrument, il ne supporte pas qu'elle lui lise ses poésies. Leur mésentente est devenue totale et irréversible.

Mathilde retrouve Georgy presque chaque jour. Ils changent souvent de lieu de rencontre, car elle craint d'être identifiée par les logeurs ou reconnue par des passants. Ils se retrouveront successivement dans une mansarde d'un immeuble, rue des Quatre Chemins ; puis Boulevard de la Madeleine ; puis rue Paradis, la bien nommée, dans un coquet mais minuscule studio. Il lui faut respecter un minutage très serré pour être au domicile avant le retour de Maurice, qu'elle ne précède parfois que de quelques minutes.
Comme elle dépense plus que ce que lui donne son mari, son amant l'aide parfois financièrement. Il est très épris d'elle, l'a présentée à sa mère et voudrait qu'elle rompe pour pouvoir se remarier avec lui. Mais Mathilde est incertaine, hésitante, elle remet toujours sa décision à plus tard. Georgy a huit ans de moins qu'elle et un lien dont elle ignore la nature la retient toujours à son mari : c'est sans doute celui de l'habitude et du conformisme. Mais Mathilde ne voit pas encore très clair en elle.
Finalement, ayant honte de se faire entretenir par Georgy, elle trouve un emploi de couturière qui va lui permettre de gagner sa vie. Ce métier lui plait. Elle y excelle et l'a déjà pratiqué en 1917. Très vite, elle devient la gérante de ce magasin de couture, dont la propriétaire lui fait entière confiance. Et elle dirige quelques ouvrières. Mais Maurice, toujours aussi possessif et égoïste, ne supporte pas l'indépendance de sa femme et l'oblige à quitter cet emploi.
Plus tard, en 1929, âgée de quarante deux ans, elle sera contrainte, cette fois, d'accepter une place d'ouvrière dans une entreprise de confection de vêtements. Les conditions de vie y sont épouvantables. Les employées travaillent en plein vent, dans une cour à ciel ouvert. Mathilde devra renoncer à ce labeur éprouvant à cause de sa santé toujours défaillante. Mais alors, son mari ne sera pas intervenu dans sa décision, car elle a enfin trouvé la force de le quitter.
Entre temps, le malheur s'est abattu sur les Monnier de la rue de Rome. Estimant avoir atteint l'âge de la retraite, ils ont cédé leur magasin et leur appartement à la marraine de leur fille Jeannette et sont allés habiter dans un froid appartement de la rue Sainte Barbe, puis dans un petit hôtel particulier, de la rue Dragon, tout aussi froid et austère.
Dès lors, le magasin "Au bonheur des Dames" va commencer à péricliter.
Un jour de l'été 1925, Madame Monnier est allé jardiner à Château-Gombert, dans la belle et vaste propriété de son fils Emile, qui a fait fortune dans le commerce. Elle y attrape un chaud et froid, une broncho-pneumonie, ou une "parapneumonie", dont elle ne se relèvera pas malgré sa robuste santé. Mathilde va aller habiter auprès d'elle et la soigner avec toute l'énergie et la constance dont elle est capable. En vain. Après être restée deux ans alitée, et malgré des traitements coûteux, Madame Monnier s'éteint en Juillet 1927, à l'âge de 62 ans. C'est un rude coup pour sa fille qui, elle-même malade, a dû renoncer à la soigner en septembre 1926. Dans les derniers temps, comme elle ne voyait plus son mari, Anastasia Monnier le réclamait souvent en l'appelant "mon papa" et disant, comme sous l'effet d' un pressentiment : "si mon papa meurt, j'aime mieux mourir".
Or, un jour de 1926, Monsieur Monnier a fait venir auprès de lui ses quatre enfants. Il toussait beaucoup et soupçonnant son médecin de lui cacher quelque chose, il a mis ses plus mauvais habits pour aller consulter gratuitement avec les pauvres, à l'hospice de la Belle de Mai. Là, le médecin qui l'ausculte lui apprend sans ménagement qu'il est tuberculeux. C'est pour annoncer à ses enfants cette très mauvais nouvelle qu'il les a réunis.

Courageux mais pessimiste, il part ensuite seul, en train, pour le sanatorium de la Tronche, près de Grenoble. Peu après, son fils Victor qui lui fait une visite constate qu'il n' y est pas bien soigné car, pour économiser, il suit le traitement réservé aux pauvres qui sont très mal nourris. Victor décide aussitôt de faire transférer son père au sanatorium de Nîmes qui a bonne réputation ; il y sera bien mieux soigné et plus proche de sa famille. Mais il est trop tard. Le mal a déjà fait ses ravages, et Marius Monnier meurt quelques temps plus tard, le 5 janvier 1927, six mois avant son épouse. A partir du moment où sa maladie a été découverte, la mort n'aura mis que six mois pour terrasser cet homme robuste, âgé de seulement 67 ans.
Ayant appris que leur père était au plus mal, les enfants se précipitent à Nîmes. Quand ils y arrivent en pleine nuit, par un froid glacial, sous de violentes rafales de mistral, Marius est déjà mort. Mathilde, qui aimait beaucoup son père, fait un malaise. Elle refuse de voir ce corps sans vie, comme elle refusera de voir celui de sa mère. Elle n'ira ni à l'enterrement de son père, ni à celui de sa mère, qui sont incinérés et inhumés au cimetière de Marseille. Elle ne portera pas le deuil. Elle ne voudra plus jamais revoir Nîmes, ville que désormais elle détestera. Elle ne se rendra jamais sur la tombe de sa famille ; comme si, en feignant de les ignorer, elle pouvait exorciser ces morts qui l'accablent.
L'héritage familial est partagé entre les quatre frères et soeurs. Mais en ce qui concerne le mobilier, ce ne sont pas des parts d'égale valeur et Mathilde, qui ne sait pas défendre ses droits, reçoit en quelque sorte la portion congrue, faite de vieux meubles et d'objets disparates auxquels, pourtant, elle accordera vite une grande valeur sentimentale et qu'elle verra à regrets se disperser ou se détruire durant les nombreux déménagements et avatars qu'ils subiront.
Son frère Emile s'est montré d'une grande âpreté dans ce partage. Il s'est emparé de certains bijoux de valeur déposés dans un coffre de la banque et s'est empressé de les vendre. Mathilde, qui n'a jamais beaucoup aimé ce frère, va s'éloigner définitivement de lui. Par contre, son frère Victor, indigné par ce traitement, lui fait cadeau de sa part du mobilier.
1927 est pour Mathilde un année cruelle. Car c'est aussi cette année-là que Georgy décide de l'abandonner, lassé par ses atermoiements et son indécision, dépité qu'elle ne veuille pas divorcer pour lui. Il lui renvoie tout ce qu'il a reçu d'elle : ses poèmes, ses lettres, ses photos, accompagnés d'un mot sec où il lui dit qu'il ne veut plus jamais la revoir, ni entendre parler d'elle. Résignée, Mathilde se soumet en pleurant, sachant bien qu'elle n'a rien tenté de sérieux pour éviter cette rupture. Et ce fut vrai : après s'être tant aimés, ils ne se revirent plus jamais.
Son mari est pris d'une lubie qui l'exaspère. Il est devenu arbitre de football et la traîne avec lui dans tous ses déplacements. Elle va exécrer la promiscuité qu'il lui impose avec "des joueurs frustes et vulgaires". Et elle haïra le football.
collection de Monsieur Honoré GUIEN
De même qu'elle haïra la radio à galène, une autre lubie de son mari, qui ne se déplace plus qu'avec un casque sur les oreilles et des fils traînant partout derrière lui dans la maison.
Le 27 novembre 1927, elle fait chez son beau-frère, la connaissance d'un séduisant jeune homme prénommé André, qui a quinze ans de moins qu'elle. Elle l'appellera Indro. Il l'appellera Pilou. Tout comme Maurice, il est représentant de commerce. Indro est un garçon vif, aimable, serviable, qui fait très bien la cuisine et sait la divertir. Il lui fait la cour et la couvre de magnifiques et coûteux bouquets de fleurs. Elle lui cède au bout d'une semaine. André deviendra plus tard son deuxième mari.
1927- 1937 (de 40 à 50 ans) :
En 1928, après le décès de son père, Mathilde part se reposer à Saint-Raphaël. Elle écrit des articles pour des revues féminines
La Femme de France,
l'Art de la Mode,
Les Dimanches de la Femme, ce qui lui donne l'occasion d'interviewer de nombreux écrivains, plus ou moins célèbres, qui ont une résidence sur la Côte d'Azur, entre autres : Géraldy, Maurois, Victor Margueritte, Henry Duvernoy, Henry Barbusse, dont elle partagera un temps les idées communisantes et, pour toujours, l'antimilitarisme.

Elle a quitté Maurice le 21 novembre 1927, après une ultime querelle où il l'a giflée violemment. Elle va habiter Saint-Raphaël, dans des hôtels successifs : le Miramar, l' Azur, abandonnant sa maison et tout son contenu à son mari, ne voulant rien en conserver et souhaitant oublier jusqu'au souvenir de ces dix sept années d'une union où le réciproque amour initial s'est bien trop vite dilué et perdu dans la violence conjugale. Elle regrettera pourtant les objets chers qui lui venaient de ses parents et dont elle pense avec amertume qu'ils profiteront à une autre. Car, tout comme elle, Maurice se remariera.
Son frère Victor tente une ultime démarche pour reformer le couple Mathilde-Maurice. Ils se revoient chez lui, dans la luxueuse propriété qu'il a achetée à Sainte-Maxime et où il mène grand train car, devenu banquier à la suite de son père, il a lui aussi fait fortune. Curieusement, Mathilde éprouve alors la tentation de revenir auprès de son époux. C'est d'ailleurs ce qu'elle fait en janvier ou février 1928. Ils ne se quitteront définitivement qu'au début de l'été 1930, quand leur divorce aura été prononcé.
Les deux soeurs, Mathilde et Jeannette, cette dernière très aimée par sa mère qui l'a eue à quarante deux ans, resteront très proches l'une de l'autre et de Victor. Mais Jeannette a épousé un jouisseur égoïste et farfelu à qui, dans l'ignorance de sa véritable personnalité, Victor a confié la gestion du patrimoine de Mathilde. Inconscient, stupide, dépensier et malhonnête, cet homme ruinera son épouse et sa belle soeur.
Jeannette reprendra le magasin "Au Bonheur des Dames". Mais très vite elle fera faillite. Il n'aura donc fallu que quelques années pour que soit conduit à la ruine ce commerce prospère qui, pendant quarante ans, sous la férule dynamique d'Anne Monnier, avait nourri et enrichi jusqu'à la fortune toute une famille.
Mathilde a maintenant quarante deux ans. Elle est de plus en plus habitée par le goût de l'écriture, le désir de la création. Mais il lui faudra attendre encore quelques années pour que, de chrysalide, elle déploie ses ailes et prenne son envol.

L'hiver 1928-1929 est glacial. Les vagues de la mer gèlent au bord de la plage des Catalans. Un tramway renversé y est pris dans les glaces. En cette froide saison, Mathilde a l'impression qu'une fois de plus le "lourd battant de la maison conjugale" s'est refermé sur elle.
Elle fait une sorte de bilan : Maurice, un mari qu'elle n'aime plus ; André, un amant qu'elle aime à peine et qui est jaloux de Maurice. Petite consolation, André est un fin gourmet, un fin cuisinier, avec qui elle fait de succulents repas et qui la comble de cadeaux, parfois avec son argent à elle...
Après le restaurant, ils vont faire l'amour dans une chambre d'hôtel, puis s'endorment. Les réveils sont difficiles : André a la digestion pénible. Il est de mauvaise humeur, coléreux. C'est une être qui se révèlera vite "épuisant".
Mathilde va souvent à Sainte-Maxime, chez son frère Victor. Elle rencontre Colette qui habite à Saint-Tropez, dans sa villa de la Treille Muscate et l'interviewe. Mais cet entretien ne paraîtra pas. Elle la reverra à Paris en 1945, année où elle pense au Goncourt pour "La rue courte". Et à Monte-Carlo en 1950, où Colette lui fait cette confidence : "J'ai appris à souffrir avec désinvolture".
Sa belle-soeur, la diaphane Misize, l'épouse de Victor, tombe malade à l'automne 1928, au moment où son mari cesse de l'aimer pour une autre. Elle est cardiaque, stérile et un cancer la frappe à l'âge de cinquante ans. Elle s'éteint durant l'hiver 1929. Face à ce deuil, Victor reste indifférent. Il croit aimer ailleurs pour la première fois. Il a quarante cinq ans. A sa maîtresse, il offre une somptueuse villa avec sa clé en or. Mathilde et lui se rencontrent souvent à Marseille, où ils vont manger à l'Auberge Provençale, un restaurant chic, face à l'Opéra.
Bientôt, Victor commence à mal digérer ; il est malade, il se renferme en lui-même. Il "fait" du sang et se croit atteint d'une entérite. Mais Mathilde croit l'entendre pleurer en cachette. Atteint d'un cancer à l'intestin, il va se faire opérer à Paris, par le meilleur chirurgien de la place et meurt huit jours plus tard des suites de cette opération. Peu discrète, la soeur infirmière, qui lui voit très mauvaise mine, appelle le docteur en lui disant "venez vite, votre patient coule". Victor a entendu les funestes paroles. Quand cette infirmière lui dit de penser au salut de son âme, il lui répond : " Ma soeur, j'ai vécu sans Dieu, je saurai mourir sans Dieu". Athée comme son père, il se montra courageux face à la mort. Il avait quanrante huit ans. Mathilde le pleurera, car avec lui, elle a perdu autant qu'un frère aimé, un ami sincère et dévoué.
A cette époque, elle commence à rassembler des documents pour rédiger
La rue courte , dont elle trouve les personnages et les décors autour d'elle, à Allauch, étant à l'écoute de ce qu'elle nomme "les passions violentes et simples du peuple". Elle trouve aussi, à Allauch, les matériaux pour
Annonciata, pour
Coeur. Elle donne quelques Nouvelles à des hebdomadaires et entend parler pour la première fois d'un certain Giono, habitant Manosque. Elle note qu'avec Maurice, "l'indifférence a remplacé les drames".
Elle a reçu en héritage, de moitié avec son frère Emile, la belle propriété familiale de Saint-Henri et ses dix hectares. Cet arrangement ne la satisfait pas ; elle vend sa part à son frère. Avec l'argent qu'elle en obtient, elle croit réaliser une excellente affaire et achète, sans le savoir, un hôtel de passe, un "bordel". Outrée, quand elle s'en aperçoit, elle le revend aussitôt, avec une perte notable. Elle constate alors qu'elle ne sera jamais une bonne gestionnaire de ses finances.
C'est une époque de déconvenues. Pour sa villa d'Allauch, elle a engagé un couple de gardiens qui lui ont fait bonne impression. Mais elle découvre vite que le mari, qui reste le plus souvent étendu sur une chaise longue, est, en fait, un souteneur qui a mis sa femme sur le trottoir où elle tapine, ce que Mathilde fera vérifier par sa bonne, Frisette. Elle les met à la porte. "C'est tout le Marseille de cette époque" conclut-elle, sans réaliser que "les marlous et les tapineuses", c'est un peu le Marseille de toutes les époques.
A l'issue d'une ultime scène conjugale, où Maurice, renversant la volière, tue plusieurs canaris, Mathilde remplit une malle de ses effets et se prépare à quitter sa maison. C'est ce qu'elle fera à Pâques qui suit, au mois d'avril 1930, où, prétextant avoir besoin de repos, elle part avec sa soeur pour ne plus revenir.

Elle va s'installer seule, à Menton, dans la pension Agradita, tenue par des Italiens. Il ne s'y trouve que deux autres pensionnaires : une sorte de savant suédois un peu farfelu, froid et guindé, qui peine à s'exprimer en français et qui étudie "les effets de la religion catholique sur les langues latines"et une Anglaise au physique typé, grande randonneuse, qui se saoule volontiers au vin rouge. Le Suédois et l'Anglaise se sont fâchés pour des raisons de préséance et ne s'adressent plus la parole. Comme cette femme se nomme Daphné et qu'elle dit écrire, Mathilde se demandera plus tard si ce n'était pas Daphné Du Maurier.
Mathilde fait des considérations sur elle-même. Aux heures sombres de sa vie, elle a toujours souhaité partir , s'évader, s'en aller au loin. C'est chose faite et elle se sent revivre. Mais dans sa solitude, la mort, dont elle a pourtant horriblement peur, l'attire. Elle a des idées de suicide et envisage de se jeter sous un train, du haut du viaduc qui surplombe la voie ferrée. Mais le courage lui manque. Elle est aussi victime de crises d'angoisse qu'elle attribue à son hyper sensibilité. Elle va se promener dans le vieux cimetière de Menton, où elle lit les inscriptions des pierres tombales sous lesquelles reposent beaucoup de jeunes gens venus soigner en vain leur tuberculose sous un climat que l'on croyait bénéfique à ce mal. Elle pleure toute cette jeunesse morte dans la fleur de l'âge. Et cela n'est pas fait pour lui remonter le moral.
Pour justifier son départ, elle écrit à Maurice une missive de quelques mots : "Je suis partie parce que j'étais malheureuse. Je ne reviendrai jamais. Adieu". Maurice vient la voir. Il lui reproche de l'avoir trompée et menace de se suicider si elle ne revient pas au domicile conjugal. Elle tient bon. Leur rupture est consommée.
Mathilde quitte Menton pour Saint-Raphaël. Puis, avec André, ils vont s'installer dans une magnifique propriété que leur a prêtée un cousin à lui, à Repentance, près d'Aix-en-Provence. Ils vont y être très heureux. Elle y fait la connaissance des parents d'André, qui lui plaisent beaucoup.
De là, ils partent en voyage à Bordeaux, Angoulême, Royan. Elle visite le Mont Saint Michel et découvre ces régions qu'elle ne connaissait pas ; elle les trouve belles, mais elle dit préférer sa Méditerranée. C'est l'ère des grands voyages avec André qui commence et se poursuivra jusqu'en 1940. A l'automne 1930, ils s'installent à nouveau à Saint-Raphaël.

Puis en novembre, c'est un grand voyage en Afrique du Nord,Tunisie, Algérie, Maroc à bord d'une automobile Citroën. André lui offre une chienne pékinoise, qu'elle nomme Chinou et qui sera sa compagne bien-aimée durant quatorze ans. Elle écrit un récit :
17 000 kilomètres en Afrique du Nord qui, faute d'éditeur, ne sera pas publié.
Ils partent le 27 novembre 1930 et reviendront en février 1931. Tout ce qu'elle découvre passionne Mathilde. Mais elle constate aussi qu'elle n'a fait que "changer de maître". André lui reproche avec méchanceté de "se rouler sur les divans avec les bicots (sic)… ", alors qu'elle n'a fait que prendre le thé à la menthe, à la mode arabe, et a passé deux heures dans une boutique à regarder tisser la laine. Durant ce voyage, ils sont confrontés à de nombreuses péripéties : inondations, pluie de sauterelles, moteur ensablé, panne dans le Rif, arrêt forcé par des chutes de neige. Mathilde voit se confirmer le caractère ombrageux et très irritable d'André, que, pourtant, elle épousera, non sans en éprouver, plus tard, un étonnement rétrospectif.
Avant de partir, elle a rédigé une longue lettre pour Maurice : "Lettre à celui qui ne m'est plus rien". Elle lui reproche de n'avoir pas su l'aimer, d'avoir "fait le mari", et se souvient malgré tout avec émotion de ce que fut leur vie commune à ses débuts. Elle pense que s'ils ne s'étaient pas mariés, ils auraient pu s'entendre, car ils s'aimaient vraiment. Elle évoque certains souvenirs de leur bonheur passé et regrette ce temps révolu où les joies n'avaient pas encore fait place aux chagrins, aux déceptions, à l'amertume. Et finalement, elle avoue qu'elle aima Maurice, qu'elle aurait pu l'aimer encore, s'il l'avait comprise, s'il n'avait pas été jaloux des poésies qu'elle écrivait, s'il lui avait accordé la part de liberté qu'elle revendiquait, s'il n'avait pas exigé d'elle une totale soumission à son autorité maritale, si…Elle n'enverra pas cette lettre, car elle apprend que Maurice l'a déjà remplacée. Bien plus tard, elle fera un malaise, en apprenant le décès de ce premier époux.

Les amants reviennent à Saint-Raphaël où ils occupent un appartement agréable, Avenue Valescure. Mathilde a quarante quatre ans, André, vingt-neuf. Ils s'aiment. Elle sait que les femmes le trouvent charmant et qu'il plaît. Elle aussi, à cette époque, se trouve plaisante, avec ses très beaux yeux verts. Tout va donc pour le mieux, selon le cours heureux d'un paisible bonheur domestique.
Son divorce est prononcé le 22 juillet 1931 par le Tribunal Civil de Marseille, à la demande de Maurice, qui l'accuse de se désintéresser de son foyer et d'avoir abandonné le domicile conjugal, qu'elle refuse de réintégrer. C'est donc un divorce à ses torts. Elle constate la prédominance du chiffre 2 dans les événements de son existence. Aussi redoute-t-elle la période mensuelle du 20 au 29, ainsi que le 2 de chaque mois.
André la traite "royalement", mais quand il part en voyage, il lui laisse des dettes et elle n'ose plus sortir de chez elle, de crainte de rencontrer quelque fournisseur mécontent. A son retour, il s'est renfloué et il règle ce qu'il doit. Mathilde finit par apprécier les travaux ménagers auxquels elle s'adonne chaque matin, de six heures et demi à neuf heures.
Le 25 décembre1932, elle part rejoindre André à Nevers et va l'accompagner tout au long d'une vaste tournée de plus de deux mois, dont elle note les détails dans son journal. Il serait fastidieux de relater toutes les étapes de ce voyage, qui leur fait visiter les deux tiers de la France et un grand nombre de villes. Dans son journal de route, Mathilde note ses impressions de voyage et fait une description fidèle des paysages qu'ils traversent, de leurs étapes, des excellents repas qu'ils font, car André connaît presque toutes les bonnes tables des régions qu'ils parcourent.
En cet hiver 1932, il fait particulièrement froid : jusqu'à -20°. Souvent aussi, il fait très froid dans les chambres d'hôtels où ils logent et ils ne parviennent pas à s'y réchauffer. En contrepartie, Mathilde note que les repas qu'ils prennent dans les restaurants sont à la fois plus copieux et moins coûteux que dans le Midi. Elle apprécie la bonne humeur et l'accueil sympathique des Normands. Ils vont deux fois à Paris et en profitent pour assister à des pièces de théâtre. Leur parcours est émaillé de nombreuses pannes d'auto : une fois c'est la magnéto qu'il faut aller changer à l'usine Citroën, une autre fois, ce sont les bielles qui chauffent, les soupapes qu'il faut régler ; sur les mauvaises routes de l'Aveyron, ils casseront quatre lames des ressorts de suspension. Par chance, et par nécessité à cette époque, comme tous les automobilistes, André est un peu mécanicien.
Ils doivent surtout affronter des conditions atmosphériques particulièrement difficiles : neige, glace, brouillard, pluie, vent et partout, ce froid glacial auquel ils tentent en vain d'échapper. Si bien que chacun à son tour tombera malade. Ils reviennent par Lyon, une ville qui ne plait pas à Mathilde. Elle s'enrhume à Chambéry et tombe vraiment malade à Genève, qu'ils visitent quand-même par un vent glacial. Mathilde trouve les Genevoises de cette époque peu élégantes et de "type plutôt lourd". Elle évoque Jean-Jacques Rousseau qui vivait à Ferney-Voltaire, avec Madame de Warens. Elle est déçue par Chamonix, où elle cherche un moment à voir le célèbre Mont Blanc, jusqu'à ce que, levant la tête dans la bonne direction, elle en découvre la masse imposante qui domine tout le paysage.
Ils se rendent ensuite à Megève, à Bourg-Saint-Maurice, où les femmes portent encore le costume traditionnel.

Puis ce seront Grenoble, Gap, Briançon, Embrun, en route pour le Sud.

Le 4 mars 1932, ils sont à Manosque où Mathilde va interviewer Jean Giono qui, d'emblée, la séduit par sa simplicité, sa chaleur, son authenticité, sa modestie et cette sorte d'osmose qu'elle observe entre lui et Manosque, si bien qu'à ses yeux, l'écrivain et sa ville ne pourront jamais se concevoir l'un sans l'autre. Il a alors trente sept ans. Elle note : "Il est pur comme la vie". Mathilde ne peut pas deviner qu'elle habitera elle aussi, un jour, Manosque, qu'elle fréquentera Giono assidûment et qu'ils passeront ensemble de nombreuses heures à discuter de littérature et d'écriture.
Ils sont de retour à Hyères le samedi 5 mars et Mathilde est particulièrement heureuse de se retrouver dans son appartement. Mais ce n'est qu'une brève étape. Ils repartent le lundi 7 pour le Sud-ouest en passant par Nîmes, direction l'Hérault, le Tarn, l'Aveyron, où ils font une grande consommation comparative de foie gras.

Le jeudi 17 mars, ils sont à Cahors. Le 19, ils visitent le gouffre de Padirac, à propos duquel le guide, très content de lui, récite depuis plus de trente ans le même commentaire grandiloquent.

Le dimanche 21 mars 1932, étant à Saint Céré, Mathilde va interviewer Pierre Benoît qui la déçoit, "tant au physique qu'au moral". Il s'exprime peu, par phrases hachées, déclare qu'il déteste parler de lui. Derrière cette feinte modestie, elle devine l'orgueil d'un homme fort satisfait d'être de l'Académie Française et lui avouant qu'il y aurait présenté sa candidature jusqu'à finir par être élu. Né à Albi, il dit détester Paris et se montre fier d'avoir fait deux fois le tour du monde. "Quelle différence avec la verve enthousiaste de Giono", note Mathilde.
27 mars 1932, dimanche de Pâques, à Ussel : elle est jalouse d'une jolie jeune femme, pensionnaire de l'hôtel, qu'elle rencontre un peu trop souvent dans le sillage d'André. Mais elle doit admettre que cette jalousie est sans fondement, car si André disparaît et ne se trouvait pas là ou il prétendait aller, il lui apporte, en revenant, des oeufs en chocolat contenant "des bas". Cependant, elle reste soupçonneuse, car la jolie jeune femme se retrouve, un peu plus tard, sur les pas d'André, à une vente aux enchères au château de Saint-Exupéry, dont Mathilde se demande s'il s'agit de celui du grand écrivain.
Le voyage continue. Dans l'Aveyron, l'état des routes est exécrable, il pleut sans arrêt, l'auto chauffe. André doit réparer les nombreux problèmes de moteur et de suspension ; c'est un travail pénible qui l'expose aux intempéries. Il tombe malade le Jeudi 31 mars, à Saint-Flour. Elle le soigne avec des ventouses et il guérit.

A Mende, Mathilde se souvient avec émotion et tristesse du voyage qu'elle avait fait jusque dans cette ville, il y a quarante ans déjà, avec ses chers parents disparus.
Ils reviennent par Nîmes, Cavaillon et retournent à Manosque le jeudi 9 avril, car Mathilde souhaite revoir Giono, pour affiner son interview qu'elle doit livrer à la revue
Les Femmes de France. Puis ils arrivent enfin, tous deux épuisés, à Saint-Raphaël. Et c'est à se demander comment ils ont pu, en deux mois, parcourir d'aussi longues distances (plus de cinq mille kilomètres), durant un hiver très rigoureux, à bord d'une automobile mal chauffée, peu rapide, qui était loin d'être, à cette époque, un moyen très sûr et très confortable de déplacement. C'est une vraie prouesse. Mais Mathilde, qui note tout, a fait là une immense provision de souvenirs, de découvertes architecturales, de paysages, d'observations, de croquis ; ils alimenteront un jour sa mémoire créative.
La famille d'André est venue leur faire une visite et Mathilde apprécie leur simplicité chaleureuse. Le père dira un jour à son fils : "Ce que tu as fait de plus intelligent dans ta vie, c'est d'épouser Tidou". Ils restent quelques temps à Saint-Raphaël, mais par chance, ils seront repartis avant d'être exposés au grand déluge qui noiera en partie la ville.

André a créé sur la plage de Saint-Raphaël une location de parasols, chaises longues et périssoires, qui prospère mais suscite la jalousie de Mathilde à cause des jeunes et jolies baigneuses qui fréquentent l'endroit et qui, d'après elle, "lèvent facilement la cuisse". Elle se rend désagréable, sans vraie raison avoue-t-elle.
Le 2 septembre 1932, André et Mathilde se marient. C'est un mariage gai, insouciant et fantasque, accompli avec légèreté, que personne, et surtout pas les époux, ne semble prendre vraiment au sérieux. Les parents d'André sont venus pour la circonstance. Mais Mathilde ne précise pas si des membres de sa famille ont assisté à la cérémonie. On peut croire que non.
Le 27 septembre, à 7 heures du matin, à la suite de pluies diluviennes qui s'abattent sur la ville depuis quelques jours, une retenue cède, et l'eau inonde leur appartement. Les époux sont réveillés par des cris d'alarme : "Sauvez-vous vite, vous êtes inondés !" Ils n'ont que le temps de grimper au deuxième étage de l'immeuble. En quelques minutes, l'eau monte de deux mètres. Elle mettra quatre heures à s'écouler.
Et Mathilde impuissante, désespérée, verra partir avec le flot qui les emporte, des meubles auxquels elle tenait, des lettres, des écrits, des photographies de famille, du linge neuf, des vêtements. Dans l'appartement, tout est définitivement perdu, souillé par une boue rougeâtre. Dans un accès d'abattement, elle fait mettre en l'état au garde-meuble ce qui a pu être sauvé et va se réfugier à Château-Gombert, auprès de sa chère amie Rosette Max. Grâce à André, la machine à écrire et les précieuses notes sur
La rue courte ont pu échapper au désastre.
Après cette catastrophe, Mathilde quitte définitivement Saint-Raphaël. Son frère Emile, qui possède trois maisons à Saint-Louis, ne lui propose pas de l'héberger. Par contre, il lui fait payer un chou-fleur de son jardin. Elle va ensuite passer quelque temps au Raincy, chez un oncle Albert, et en profite surtout pour revisiter Paris.

En août 1933, le couple décide de s'installer à Menton, dans une maison de la vallée du Gorbio qui, aussitôt, déplaît à Mathilde malgré les aménagement qu'elle y fait effectuer. Cette vallée, que surplombe un sanatorium, abrite de nombreuses et superbes villas appartenant à de riches étrangers, des Anglais surtout, qui viennent y passer la belle saison. Se trouvant trop esseulée, Mathilde demande à Frisette, sa servante d'Allauch de venir la rejoindre.
Bientôt, des bruits étranges se font entendre dans la maison. Frisette, qui est superstitieuse, parle de maison hantée et préfère retourner à Allauch. Une nuit où elle dort seule, Mathilde se retrouve soudain assise dans son lit et constate qu'une lourde porte d'armoire s'est abattue à l'endroit même où elle avait la tête juste avant de se redresser. Alerté par son cri, André, qui dormait dans une autre chambre, accourt, mais elle est incapable d'expliquer ce qui s'est passé, ni pourquoi elle était assise dans son lit. Sans doute était-ce par la prescience d'un danger immédiat.
Au matin, André, qui prépare le café dans la cuisine, voit une verre glisser sans raison sur une étagère et s'écraser à ses pieds. Ces phénomènes surprenants ne trouvent aucune explication rationnelle. Ils étaient probablement la conséquence de légères secousses sismiques. Mais Mathilde refuse de céder à la peur. Ensuite, c'est l'eau qui vient à leur manquer. Le tuyau qui les alimentait était branché frauduleusement sur celui conduisant le précieux liquide depuis une source jusqu'à la villa d'une riche Anglaise, en surplomb de la leur. Cette dame s'est aperçu du larcin et a fait débrancher le tuyau qui les alimente. Puis elle intente un procès au propriétaire de leur maison. Si bien que Mathilde et André doivent envisager de se voir privés d'eau durant l'été.

André a repris son commerce de plagiste. Mathilde tient la caisse et, très jalouse, surveille de près les jeunes et jolies baigneuses qui rôdent autour de son mari. Avertie par sa bonne que quelque chose se trame, elle se lève un matin peu après André, qui est très matinal, et le suit. C'est pour constater qu'il part vers le large à bord d'une périssoire, en compagnie d'une séduisante baigneuse. Elle fait un tel scandale que la jeune femme quitte les lieux le lendemain et s'en retourne à Strasbourg, d'où elle venait. Pour évincer une autre rivale, Mathilde choisit de devenir son amie.
Le jardinier italien lui apprend qu'ils habitent une maison "maudite", car pour la bâtir, on a utilisé l'eau venant du sanatorium. Cette eau est "mélangée au sang des morts, qui se vengent en faisant tout bouger". De plus, le propriétaire a enterré son père dans le jardin. Cette fois, pour Mathilde, c'en est trop. Elle a tellement peur seule, la nuit, qu'elle n'en dort plus. Elle apprend qu'André a signé un bail d'un prix exorbitant, qui les lie pour sept ans à cette maison "hantée". Il n'y a plus qu'une issue : la fuite. Alors, elle déménage "à la cloche de bois", réussissant à échapper aux foudres du propriétaire spolié et furieux qui la traque un moment.
A cette époque, les finances du ménage sont au plus bas, car le commerce d'André a fait pratiquement faillite et les fournisseurs impayés sont venus saisir tout le matériel de plage. Mathilde en est réduite à prendre un emploi chez une mercière de l'Avenue Borrigo et se remet à la coupe et à la couture. Mais c'est l'automne. L'ouvrage manque. Par force, elle doit cesser de travailler. De cette période noire, elle n'a gardé aucun souvenir et se demande ce qu'elle a bien pu faire pour s'en sortir.
En janvier 1934, le couple s'installe à Bandol. Mathilde observe que ses voyages incessants avec André, à raison de six à neuf mois par an, lui ont fait découvrir presque toute la France, dont les régions lui sont devenues très familières. Et cela continue.

(
Jean Giono. Photographie originale Interpress collection privée)
De temps en temps, ils repassent par Manosque, où elle va voir Giono. Il lit les manuscrits de
Mon bel été ,
Coeurs perdus ,
Permission d'être heureux , et commente : "Eh bien, c'est très bien madame, c'est très bien". Ce commentaire tiède, plutôt peu engageant fait enrager Mathilde, car elle voudrait qu'il lui en dise plus sur sa capacité d'écrire ; mais cette réserve la stimule au lieu de la décourager.
Elle fait paraître un roman policier
La veuve aux yeux verts, qui a peu de succès. Cependant, Giono l'incite à rédiger
La rue courte dont il approuve le thème. Mais la première ébauche de l'ouvrage le fait se récrier : "Comment osez-vous me présenter un ouvrage aussi informe ?" Et Mathilde doit reconnaître qu'elle ne sait pas encore bâtir un roman. Elle le reprendra maintes fois durant ses voyages, sur du papier à en-tête des hôtels où ils logent ; ou sur un coin de table, dans un café, pendant qu'André démarche sa clientèle. Le mauvais caractère de ce dernier se confirme au long de leurs voyages. Les premiers feux se sont éteints. Et Mathilde évoque "l'imbécillité terrifiante des colères masculines".
Elle se demande alors pourquoi elle l'a épousé. A l'époque de leur mariage, il était sans doute, charmant, cultivé, tendre, élégant, généreux. Mais il a tellement changé. De son côté, l'héritage de ses parents, le capital que son frère Victor lui avait légué, tout cet argent s'était volatilisé et, à quarante ans, elle s'était retrouvée seule et pauvre. Il lui avait fallu quelqu'un sur qui s'appuyer. Et puis, surtout, elle a voulu faire mentir les jeunes baigneuses de Saint-Raphaël, qui avaient parié qu'il ne l'épouserait pas parce qu'elle était trop vieille. Elle a péché par orgueil et commence à le regretter.
Il lui restait encore la part des bijoux hérités de sa mère. A la veille de leur départ pour l'Afrique du Nord, André lui a conseillé de les placer au Mont de Piété pour éviter de louer un coffre. Mais il oublie de renouveler les "reconnaissances" et les beaux bijoux sont vendus à l'insu de Mathilde qui se demande si André ne l'a pas fait exprès. Elle regrette surtout ce cher souvenir : le collier en or et petits rubis, que ses parents lui avaient offert pour ses vingt ans.

Le couple s'installe à Bandol en février 1934, dans une modeste maison campagnarde de quatre pièces, au quartier du Capelan, Chemin des Graviers. Mathilde déclare ne pas aimer cette ville où elle choisit pourtant de vivre. Elle apprend que Katherine Mansfield, malade, est venue passer six mois dans la "Villa Pauline", non loin de chez eux. De même, Lauwrence et Aldous Huxley, qu'alors elle ne connaissait pas, ont résidé à Bandol.
Ils baptisent leur maison "La Ponouche". Elle est très simple, mais cette rusticité même plaît à Mathilde. La proximité immédiate de la mer lui paraît un agrément de plus. Pourtant, elle s'en lassera un jour, jusqu'à détester le bruit des vagues frappant sans cesse les rochers. Sa solitude lui pèse ; aussi, elle engage une famille de gardiens italiens composée de trois personnes, dont un charmant adolescent prénommé Emmanuel.
Mathilde est de plus en plus excédée par le caractère autoritaire et irritable de son mari. Il arrive à l'improviste au bout d'une semaine, quinze jours ou un mois d'absence, repart avec elle, quitte à l'abandonner en cours de route après une dispute. Pour oublier ses déboires conjugaux, elle s'adonne à sa passion du jardinage et des plantations. Le jeune frère de la gardienne, Emmanuel, âgé de dix neuf ans, devient bientôt son amant. Elle note qu'après sept années de stricte fidélité, elle est retombée dans l'adultère. Elle plaide sa cause, en se disant convaincue de ne plus aimer André.
Au printemps 1935, les ennuis de famille la rattrapent. Le mari de sa soeur s'est volatilisé. Il ne réapparaîtra que deux ans plus tard. Désespérée, Janou, accompagnée de ses deux enfants, vient se réfugier auprès de Mathilde. Cela fait quatre bouches à nourrir avec les vingt cinq francs par jour que lui alloue André pour sa subsistance.

Mathilde est obligée de prendre une place de lingère au Grand Hôtel des Bains de Bandol. Elle y est accueillie avec bonté par la directrice ; mais la réceptionniste, que l'on nomme "Mademoiselle", lui mène la vie dure, la traite de haut et tente de l'humilier en exigeant, dans une circonstance particulière, qu'elle se transforme en femme de ménage. Mathilde refuse net. Saisie de ce différent, la directrice lui donne raison.
Apprenant que le romancier Maurice Donnay séjourne à l'hôtel, elle lui fait porter pour vingt cinq francs d'oeillets rouges. L'écrivain l'invite à venir le voir. Mais au dernier instant, Mathilde n'ose pas transgresser la règle selon laquelle le personnel ne doit pas frayer avec la clientèle. Elle renonce à faire cette visite.
La nourriture de l'hôtel est très mauvaise. On sert et ressert aux employés les restes réchauffés des repas laissés par la clientèle. Par la suite, étant elle-même devenue cliente de divers hôtels, parfois luxueux, Mathilde recueillera partout les doléances des femmes de chambre qui se plaignent de la mauvaise nourriture et de la façon misérable dont elles sont logées. Cette conduite méprisante à l'égard du personnel subalterne semble avoir été une règle de l'hôtellerie à cette époque. Mais pour l'heure, Mathilde ne se plaint pas de son sort : la couture lui a toujours plu.
Un soir, alors que l'orage gronde au dehors, elle emprunte, par peur de la foudre, l'escalier principal réservé à la clientèle et se fait apostropher par Mademoiselle : "Lingère ! Je vous ai dit cent fois de passer par l'escalier de service ! " Mathilde s'avoue rancunière. Elle n'oubliera pas cet affront public et prendra sa revanche à la veille de 1940, alors qu'elle est devenue célèbre et que la directrice de l'hôtel lui a demandé de venir faire une conférence dans son établissement. A cette occasion, elle évoquera en se moquant, cet incident ridicule ; mais elle n'est pas certaine que "Mademoiselle", sagement assise face à elle, au premier rang, s'en souvenait.
Etant tombée malade, elle doit renoncer à cet emploi de lingère. Puis elle devient gérante d'un magasin de "Haute Couture", pour vingt cinq francs par jour et toujours quatre bouches à nourrir. Par la suite, son beau-frère, réapparu, la remerciera tout de même pour l'aide qu'elle a apportée à son épouse Janou et à ses deux enfants pendant son absence. Mais il continuera à se moquer d'elle, l'appelant, avec dérision, la "pouëtesse".

Mathilde se plaisait dans ce nouvel emploi. Mais elle doit le quitter par souci de dignité : un soupçon a pesé sur elle à propos d'une robe disparue, qui sera bientôt retrouvée. Etant au magasin, elle a pu observer à loisir les mouvements de la rue. Des ouvriers italiens, qui travaillaient à l'adduction d'eau de la ville de Bandol, lui offrent des modèles intéressants pour les personnages de ses romans à venir, dont, en particulier,
Travaux.
Elle se souvient avoir gémi, en 1927, sur ses quarante ans. Elle gémira à nouveau en 1937, sur ses cinquante ans. 1947, année de ses soixante ans, la trouvera résignée et se disant : « comme j’étais jeune à quarante ans ! » Elle ne peut pas savoir qu’elle mourra en 1967 et que ce sera le chiffre 7, plutôt que le chiffre 2, qui aura ainsi marqué le cours son existence.
En cette année 1935, elle est toujours dans la nécessité de gagner sa vie pour quatre personnes et entre comme vendeuse dans une nouvelle boutique de mode, où elle devient bientôt chef d’atelier pour 25 francs par jour, ce qui semble avoir été le SMIC journalier de l’époque. Elle reconnaît se placer alors plus volontiers du côté des patrons que des employés, attribuant ce penchant à ses origines «bourgeoises». Et elle se montre plutôt exigeante à l’égard des ouvrières et des apprenties, qui auraient tendance à prendre trop de libertés avec leurs horaires et leur assiduité. Elle-même travaille très dur, jusqu’à parfois dix heures du soir.
De nouvelles raisons de santé l’obligent à quitter cet emploi à l’automne. Elle part rejoindre André en voyage, ce qui n’est peut-être pas la meilleure façon de se reposer. Mais Mathilde, qui n’a jamais eu une forte santé, ne l’a pourtant pas ménagée. De leur côté, sa soeur et ses enfants sont allés habiter chez des cousines, à Aix-en-Provence.
Mathilde a donc fait, à Manosque, la connaissance de Giono qui la séduit et la fascine, au point qu'elle se demandera un jour si elle n'était pas amoureuse de lui. Quand le manuscrit de
La rue Courte sera finalement achevé dans sa forme définitive, c'est encore à lui qu'elle le donnera à lire. Il se montrera alors enthousiasmé par ce texte à la rédaction duquel il a veillé de près ; et quand Mathilde l'enverra à Louis Brun, directeur des Editions Grasset, Giono lui fera un mot chaleureux de recommandation.
Elle est maintenant mariée depuis cinq ans avec André. Ils ont fait leur voyage de noces en Afrique du Nord où ils retourneront plus tard, Mathilde accompagnant cette fois son époux en voyage d'affaires. Mais elle n'y retrouvera pas les charmes de son premier séjour, où, malgré quelques avatars parfois dangereux, ils avaient été si heureux ensemble et séduits par les mille beautés de ces contrées pittoresques.
Toujours en 1936, après avoir achevé la
Rue courte, Mathilde, devenue écrivain à part entière, a pris le nom de Thyde Monnier, ce qui la fera souvent confondre avec un homme. Mais elle doute encore d'elle et n'est pas certaine que Grasset acceptera d'éditer
La rue courte, car il tarde à se manifester. Elle se demande si elle laissera une trace de son passage sur cette terre, ce qui lui paraît à la fois vain et important.
Le 18 janvier de cette année, elle commence la rédaction de son immense Journal de trente mille pages qui va couvrir la période de 1936 à 1967. Elle précise : "Toute ma vie est dans Moi et dans ce Journal ". Mais ce dernier n'a pas été publié et c'est sans doute dommage, car cette longue période, qui reste confidentielle, fut la plus riche et la plus intense de sa vie d'écrivain consacrée et de femme amoureuse. Sans doute contient-il aussi des considérations intéressantes faites par Mathilde sur la période noire de la deuxième guerre mondiale.

En ce début de 1936, elle fait avec André un long voyage entrecoupé de haltes et de séjours dans des stations de ski, en particulier aux Houches, où ils logent à l'auberge de la Gélinotte, à Megève, aux Rousses, car André adore skier. Mathilde, qui n'aime ni la neige, ni le ski, dont elle estime avoir passé l'âge, se contente de faire de la luge, tout en admirant et enviant ces jeunes skieuses intrépides, pleines d'énergie et de vitalité, qui ne craignent pas de rivaliser avec les hommes. Elle les compare avec amertume aux femmes de sa génération et aux aïeules d'antan condamnées aux taches obscures du ménage, au rôle de servantes des hommes, mangeant debout au coin de la table, dans la crainte du Maître et de l'époux. Finalement, la skieuse, la sportive, s'égalant à l'homme, et parvenant désormais à s'affranchir de sa tutelle, incarne la revanche et le triomphe de la femme moderne sur la condition ancillaire de ses aïeules.
Mathilde éprouve quelques complexes face à ces jeunes femmes qu'elle ne peut pas imiter. Elle se trouve trop âgée, trop petite, trop grosse et n'ose pas enfiler sa tenue de ski qui, pense-t-elle, la rendrait ridicule. Elle se moque de ce goût du risque qui obsède les skieurs, hommes et femmes, souvent victimes de chutes graves et de fractures invalidantes qu'ils exhibent comme de glorieuses blessures. Et elle se console en se disant que son domaine à elle c'est l'écriture, ce "besoin organique d'écrire" qui est toute sa vie. Elle commence à aimer Montherlant et se fixe pour objectif d'écrire cinq livres dans l'année.
Obsédée par un mauvais rêve où elle avait entendu une voix lui dire qu'elle mourrait à l'âge de quarante sept ans, elle s'était persuadée que 1935 serait l'année fatidique. Mais 1935 étant passé, elle en déduit qu'elle succombera en 1947. Entre temps, elle aura passé six ans à Bandol, puis ayant fini par détester sa maison et cette ville, elle ira s'installer à Manosque pour être auprès de son cher Giono, son maître à penser et à écrire .
Le 8 janvier 1936, elle lui a donc envoyé, pour une ultime lecture, le manuscrit corrigé de
La rue courte. Il lui apprend bientôt qu'il a commencé à le lire et ajoute : "C'est un beau livre qui ne me déçoit pas". Mathilde ne sait trop que penser des commentaires qui accompagnent ce compliment. Elle note le décès de Kipling le 19 janvier et lit un article où Romain Rolland prédit une guerre inévitable avec l'Allemagne.
Le voyage du couple se poursuit : Genève, Aix-les-Bains, Chamonix, Lyon et sa grisaille. Ils vont au cinéma, visitent le musée des peintres contemporains. Une gitane veut lui prédire l'avenir et voit sur elle "une protection, un grand esprit blanc sur sa poitrine" ; c'est une chose étrange, qu'on lui a déjà dite. La gitane lui annonce que dans deux ans elle traversera la mer. Cette prédiction se réalisera quand, avec André, ils iront en Tunisie. Mathilde aurait préféré que cette femme lui annonce plutôt la réalisation des trois voeux qu'elle forme à cette époque : la réussite, la santé, l'amour.
Le voyage continue dans l'Ain, le Jura, le Doubs, les Vosges, l'Alsace, autant de régions qu'elle ne connaissait pas encore très bien. Durant ses loisirs forcés, elle lit beaucoup de revues et de périodiques. Elle exècre le médiocre
Chasseur français et ses ridicules petites annonces matrimoniales. L'une d'elle qui précise : "Vulgaires et grosses s'abstenir", la révolte particulièrement : pour la bêtise humaine, "vulgaire et gros" ne peuvent aller que de pair. Voilà qui ravive les vieux complexes de Mathilde qui mesure 1 mètre 53 et pèse 60 kilos. Mais si cet amalgame lui est insupportable, elle se sait d'une intelligence bien supérieure à celle des "chasseurs français". Et cela lui apporte une vraie consolation.
A Pontarlier, le paysage est triste et il neige abondamment, ce qui fait le bonheur des skieurs hommes et femmes "jeunes et avantageux" auxquels André se mêle. Mathilde, jalouse, observe, prend des notes pour ses romans à venir et pour ses personnages.

Début 1936, elle reçoit le prix de poésie libre de la Proue, pour son recueil de poèmes
Or moi, bateau perdu, dont le titre est emprunté à un vers de Rimbaud qu’elle admire. C'est à Besançon, le 11 février, qu' elle apprend la bonne nouvelle. Mais elle doit partager ce prix avec un autre écrivain vivant en Afrique et apporter des retouches à ses poèmes, ce qui la contrarie. Elle récapitule ce qui a été publié d'elle et trouve que cela fait un bien mince bagage littéraire. Elle mise tout son avenir d'écrivain sur
La rue courte. Mais elle estime ne pas travailler assez pour réussir. Ainsi, étant à Montbéliard, elle constate qu'elle est restée neuf jours sans écrire une ligne, ce qui est à ses yeux une négligence coupable.
Le couple se rend en Suisse, puis revient en Alsace, où Mathilde se dit "dégoûtée" de n'avoir pas entendu un seul mot de français, mais seulement des "Ya, ya". Ici, tout le monde ne parle que l'allemand et elle se demande à quoi ont servi les millions d'hommes tués pour la reconquête des ces régions, où la mentalité et les moeurs germaniques restent prédominantes. Elle oublie de considérer que les habitants de ces contrées ne sont redevenus français que depuis moins de vingt ans et qu'il faudra plus d'une génération pour qu'ils réapprennant à l'être à nouveau ; qu'elle-même, avec son fort accent méridional, est assez péjorativement traitée de "marseillaise" partout où elle passe.

Avec ses vieilles maisons, Zürich lui plaît au bord d'un lac Léman très embrumé ; c'est un paysage qui lui rappelle Genève. Elle note que les Suisses aiment et respectent les animaux. A Saint-Louis, elle côtoie l'Allemagne avec la certitude qu'il s'agit véritablement du "pays de tous les dangers", de "l'ennemi public n° 1". On lui rapporte qu'Hitler y est détesté, mais que, par lâcheté, les gens se soumettent à sa dictature et pratiquent la délation. Entre 1939 et 1944, sous l'occupation allemande, bien des Français ne feront pas autrement.
Ayant lu, chez l'écrivain Jean Vignaud, que "pour un romancier, les gens intéressants ne sont pas ceux qui ont une destinée éclatante, ni même les gens arrivés. Mais plutôt ceux dont les possibilités sont supérieures à leur destin", elle pense à sa jeunesse dans un milieu commerçant et bourgeois, matérialiste et utilitaire, où son esprit était jugé déformé. Si elle n'avait pas réussi à s'en évader, elle n'aurait pas pu réaliser les possibilités qu'elle portait en elle, ni accomplir sa destinée d'écrivain, malgré la puissance de sa vocation.
A Strasbourg, Mathilde est convaincue qu'André va revoir la jeune baigneuse qu'il a connue à Menton durant l'été 1933, ce qui avait donné lieu, à l'époque, à une furieuse scène de jalousie. Elle parvient à obtenir l'adresse de la jeune femme et tente, sans succès, de prendre les amants sur le fait. Mais elle restera persuadée qu'ils ont réussi à se rencontrer.
Elle traverse alors une période dépressive, où tout lui est sujet à tristesse, désillusions et morosité. L'idée de la mort l'obsède. Elle se dit dégoûtée de la chasse au bonheur, si chère à Stendhal qui, lui non, plus n'y aura guère réussi. Les paysages fortifiés de la ligne Maginot l'affligent, car elle apprend que même si la France possède ces puissantes défenses, l'Allemagne n'a plus de salut que dans une guerre programmée, donc inévitable. A Metz, elle éprouve une grande fatigue et note : "Triste, tout est triste". Il n'y a plus que l'écriture pour sortir Mathilde de cette dépression.
Le 23 février de cette année 1936, elle apprend le décès de l'acteur John Gilbert, alors célèbre. Elle se reconnaît dans une définition que le chroniqueur donne du disparu : "D'une sensibilité morbide, tour à tour il aimait et haïssait la vie".
Paradoxalement, elle se demande comment garder l'amour d'André, qu'elle craint de perdre à cause de leur différence d'âge, alors même qu'elle est convaincue de ne plus l'aimer. Mais dans ces périodes noires, tout lui est matière à contradictions, doutes et incertitudes.
Elle récrimine contre un article antiféministe de Drieu La Rochelle et se demande "quand l'homme parviendra à juger la femme en être humain, comme lui, ni inférieur ni supérieur ? " C'est un long cheminement dont elle ne verra pas la fin.
Le dimanche 29 février, ils sont à Dôle, "ville triste par un dimanche pluvieux". Sa sensibilité lui fait plaindre les animaux qu'on mène à l'abattoir. "Ils sont faits pour çà, dit-on". Elle n'en est pas si sûre. Dans un tome de ses Mémoires , elle consacrera une page émouvante à la mise à mort par le boucher d'un joli mouton blanc, innocent et paisible.
Elle évoque la lettre de Louis Brun qui lui donne du "Monsieur" en lui annonçant que Grasset va enfin publier
La Rue Courte. L'événement tant espéré se produira, en effet , au début de 1937. "Dur, réaliste et pourtant savoureux", ce roman, d'où se dégage une grande pitié pour les humbles, les petits, va être déchiré aussi bien qu'encensé par la grande presse parisienne.
Bien des souvenirs lui reviennent à propos de ce livre qui aura été la grande affaire de l'année 1936. André lui a dit que cet ouvrage leur porterait "malheur" ; et quand elle lui demande s'il est fier d'elle, il répond : "Fier de quoi ? Tu te crois quelqu'un ! Tu as écrit
La Rue Courte", sous entendant : "quelle affaire !" Or, pour Mathilde, c'en est une, en effet. Elle se rappelle le moment où se présentant au guichet de la poste restante d'Annecy, début juillet, on lui remet son courrier qui l'attend depuis quinze jours : quatre lettres, sept télégrammes, un contrat et trois paquets d'épreuves à corriger, le tout en provenance de Grasset et relatif à ce premier roman, dont Giono avait lui même fait l'emballage pour l'expédier à l'éditeur, en y glissant un mot chaleureux de recommandation. Ce fut alors pour elle un moment d'intense bonheur, comme elle en connaîtra peu. Reconnue par ses pairs, elle se doit désormais plus encore à son métier de romancière et s'en veut de constater qu'elle n'a rien écrit dans son journal, depuis le mois de mars, où elle était à Lyon, jusqu' en ce début du mois de juillet 1936.
Le couple va passer une dizaine de jours de vacances à Samoëns à la fin août 1936. Elle prend des notes pour
Travaux, dont elle souhaite qu'il soit plus beau que
La Rue Courte, à qui elle envisage de donner une suite. Elle fait des observations sur le paysage et le caractère savoyard : ils lui serviront pour
Nans le Berger.
Elle écrit : "Je n'ai pas élevé d'enfants, heureusement ; sinon j'eusse été leur mère et cela toute ma vie. Et j'aurais été à jamais perdue pour moi. Car il n'y a qu'un être au monde qui puisse vous donner le bonheur, c'est vous même ..." Cela peut paraître égoiste. Mais pour Mathilde, la vocation d'écrivain était trop impérieuse pour n'être pas exclusive , ne laissant place à aucun dérivatif, à aucune autre destinée, fût- elle la première que la nature ait dévolue à la femme : être mère.
Le 24 août elle termine
Le Pain des Pauvres. Le lundi 31 août, elle ne se sent pas bien. Le couple quitte Samoëns.
Le 3 octobre, elle retrouve un vieux bout de papier où elle a noté en 1927 cette phrase désenchantée : "Ecrire ? A quoi bon ? Pour qui, pour quoi ? Qui sera fier de moi, si je réussis ? Qui prendra part à ma peine si j'échoue ? Rien, personne, je suis seule". Et, désabusée, elle ajoute : "Ca n'a pas changé". Cela, pourtant, ne correspond pas à la réalité du moment, car elle est en passe de devenir une romancière connue.
Elle note que pour faire l'amour, elle n'aime pas les positions compliquées, disant qu' elle préfère être couchée sur le dos, car ainsi son corps peut "se priver de toute volonté, de toute initiative. Il s'abandonne." Elle dit savoir pourquoi ses robes lui vont mal : elle est faite pour vivre nue. Et elle s'y adonne volontiers
A propos d' un article d' André Maurois concernant Julien Sorel, où l'écrivain manifeste son désaccord avec Mérimée selon qui " l'art n'a pas pour but de montrer des traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font horreur...",Thyde partage l'opinion de Maurois et pense qu'au contraire, l'art doit tout montrer.
Fin novembre 1936, elle rejoint André à Paris. Elle n'appréciera pas la façon grandiloquente dont ses vers sont déclamés, au cours d'une soirée organisée par la revue La Proue. Et elle s'amusera des critiques qui croient à sa "facilité de style". Elle cite à ce propos une longue phrase du
Pain des Pauvresqu'elle a réécrite quatre fois et qui, malgré tout, à ses yeux, comporte encore des défauts. Si c'est cela la facilité... ! Elle note un grand vide dans son journal entre le début octobre et la fin novembre. Durant cette période, elle est restée en grande partie à Bandol avec André. Puis il a repris sa tournée. Alors, elle est allée habiter à Marseille, dans une chambre de bonne de la maison des Max, où elle a terminé
Grand Cap.

Après quoi, elle se rend chez ses beaux-parents, au Havre où elle va rester jusqu'aux fêtes de fin d'année. Elle se plait toujours beaucoup dans sa belle famille. Elle appelle sa belle mère "Mamie" et son beau-père "Pater". Ce dernier, très cultivé, possède une merveilleuse bibliothèque. Elle avoue avoir eu, durant ce séjour, une sorte de légère amitié amoureuse avec le plus jeune frère de son mari, âgé de 17 ans. Elle en a 49. Mathilde est décidément fascinée par les êtres jeunes et elle ne s'en cache pas.
Quand elle récapitule cette année 1936, elle constate qu'elle y a acquis la force de tenir debout, de "se bagarrer", de se défendre, même si elle y a parfois "ramassé un gadin". Elle y a marché "sur la corde raide", de par son propre équilibre enfin conquis, malgré la rupture de son premier mariage et le changement de ses habitudes, qui auraient pu la déstabiliser. Elle était faite pour "la ligne droite", avec une peur terrible de la totale liberté qui peut aboutir à des errements ; et pourtant, elle a désiré cette liberté, vivant sans cesse, un combat difficile entre "l'émotion et la raison".
A-t-elle été heureuse en marchant ainsi, sur cette "corde raide", après vingt-trois ans passés dans une fabrique de corsets, où elle avait été une employée, et vingt ans dans un ménage où elle avait été une servante ? Non, car le bonheur, si difficile à conquérir, "n' est pas une vertu mais une illusion". Elle cite Claudel dans
l'Annonce faite à Marie : " On ne t'a pas promis le bonheur : travaille, c'est tout ce qu'on te demande."
Quand commence l'année 1937, elle constate tout de même, avec fierté et satisfaction, qu'elle est en passe de devenir la romancière Thyde Monnier. Elle l'avait voulu ; elle a beaucoup travaillé ; elle y est parvenu. Pour le bonheur dont elle sait la précarité et les illusions, elle s'en remet à la chance.
Mais, en ce début d'année 1937, elle est encore très pessimiste, toujours dépressive et, au Havre, chez ses beaux-parents, même si elle les estime beaucoup, elle n'aspire qu'à retrouver sa solitude dans la petite maison qu'elle loue à Bandol. Pourtant,
La rue courte est enfin sorti en librairie et elle doit se rendre à Paris pour dédicacer son oeuvre à tous les écrivains célèbres de l'époque. Elle s'y trouve le 21 janvier. Son premier exemplaire est dédié à son mari André ; le deuxième, à sa soeur Jeannette. Curieusement, elle ne rencontrera jamais le "patron", Bernard Grasset. Elle est cependant fière et heureuse de ses premiers émoluments, qu'elle nomme "les sous de ma tête". Elle reste cinq jours à Paris, où son mari vient la rejoindre ; ils y font la tournée des bonnes tables. Ensuite Thyde retourne au Havre, chez ses beaux parents, pour y passer encore une quinzaine de jours.
1937 est l'année des cinquante ans de Thyde. C'est avec mélancolie qu'elle pense à tous les êtres chers, depuis longtemps disparus, qui auraient été sans doute bien surpris mais heureux de partager sa gloire et c'eut été pour elle une sorte de gentille revanche, car ni son père, ni sa mère, ni son frère Victor, décédé en 1930, à l'âge de quarante huit ans, ne lui croyaient un talent littéraire vraiment sérieux. Elle reçoit les compliments de Colette. Et Grasset lui propose un contrat de plusieurs années pendant lesquelles elle devra produire cinq romans par an. Il lui faudra renoncer à cette entreprise déraisonnable.
Début février 1937, elle fait avec André un grand voyage qui les conduit de Provins à Lyon, en passant par Dijon. Puis ils vont à Megève où Thyde ne supporte pas la neige qu'elle a toujours en horreur. De retour à Bandol, son mari entend la confiner dans des tâches strictement ménagères et n'accepte pas qu'elle passe son temps à écrire. Il la traite de "sale", de "feignasse". Contrariée, humiliée, Thyde va rester deux mois sans écrire un seul mot. Mais elle lit beaucoup et découvre Proust. Les relations entre les époux sont depuis longtemps devenues détestables, mais Thyde veut croire qu'elle aime encore André.
Le 9 mars 1937, elle reçoit le prix Cazes pour
La rue courte. Mais elle n'obtient pas le prix de la Renaissance qu'elle espérait. A la fin de l'année 1937 elle a achevé
Grand Cap, qui va sortir en librairie, mais que la NRF a refusé de publier.
1937- 1947 (de 50 à 60 ans) :
Le 23 juin 1937, seule et triste, Thyde fête ses cinquante ans. Cet événement la déprime. L'amour lui manque, car elle ne sait pas vivre sans passion. Elle constate amèrement qu'entre elle et André il n'y a plus de désir, ni de sentiment. Et les honneurs littéraires qui lui échoient ne peuvent pas combler ce vide du coeur. Elle affirme avoir gardé "une ardeur de vingt ans dans un corps de cinquante ans".

Le couple part ensuite en vacances pour Samoëns, où ils logent à l'Hôtel de la Croix. Thyde est accompagnée de sa secrétaire. Un violent orage réveille sa terreur de la foudre et sa crainte des montagnes qui en répercutent les échos dans un terrible fracas de fin du monde.
La rue courte est alors présenté sans succès au Goncourt. Cela n'empêche pas Thyde de commencer la rédaction de
Nans le berger, car désormais, elle ne doute plus ni d'elle ni de son talent de romancière.
Ils quittent Samoëns en auto, le 27 août. Au cours de leur étape à Albertville, Thyde note qu'elle aura eu, à l'hôtel où ils se trouvent, sa dernière relation sexuelle avec André. Fin septembre, elle se rend à Paris pour signer
Grand Cap qui vient de sortir, mais n'obtient pas aussitôt le même de succès que
La rue courte. Elle est sollicitée pour écrire des articles dans plusieurs revues.
Durant les quinze jours qu'elle passe à Paris, elle visite Montmartre qui lui déplaît, car elle trouve son ambiance trop "fabriquée", factice et apprêtée, tout juste bonne pour des touristes américains. De retour à Bandol, elle constate que le propriétaire a fait exécuter, dans la maison qu'elle habite, les transformations et embellissements qu'elle lui avait demandés. En particulier, le chauffage central a été installé ; elle pourra écrire au lit le matin, comme elle aime le faire, de huit heures à midi, à raison de cinq à dix et même quinze pages par jour.
(Colette 1930. Photo Andre Kertesz)
De nouveau à Paris, début décembre, elle rend visite à Colette. Mais elle se met à détester le milieu intellectuel parisien, très snob, très suffisant, sarcastique et méprisant à l'égard des écrivains provinciaux. Elle accomplit, avec André, un grand périple automobile dans le Nord, avec retour jusqu'en Bourgogne, sous la pluie, la neige et le brouillard. Puis elle prend seule, à Lyon, le train pour Marseille et Bandol.
Elle passe les fêtes de fin d'année 1937 et du premier janvier 1938 avec André, qu'elle est désormais certaine de ne plus aimer. Elle écrit beaucoup, malgré les remontrances de son mari dont elle a décidé de se détacher aussitôt que possible. Elle a commencé une pièce de théâtre
Joïa et des romans :
Fleuve,
Annonciata,
Travauxet le premier tome de ses mémoires
Moi, dont Giono, qui n'aime pas ce titre, lui conseille en vain de le changer. Cette époque est celle d'une véritable floraison créatrice. Elle lit également beaucoup. Et elle note que la fin de 1937 a fait passer sur l'Europe un souffle de guerre, qui est comme un avertissement dont bien peu semblent se soucier.

Elle commence aussi à répondre à des demandes de conférence. Début 1938, elle va en donner une à l'école Rouvière de Toulon, sur le thème de "la Provence dans mon oeuvre". A cette époque, elle sent en elle un grand désir de renouveau et découvre, dans le Peer Gynt d'Ibsen, l'impératif de devenir "soi-même" au lieu de "se contenter d'être ce que l'on est". Elle va s'y efforcer, sans savoir combien de sacrifices cela lui coûtera.
Bien qu'elle ait eu une relation, qu'elle juge "insignifiante", avec un employé des chemins de fer, elle traverse alors une période chaste de sa vie. Elle va souvent passer quelques jours chez ses amis Max, de Château-Gombert, dans la banlieue de Marseille, Rosette Max étant à ses yeux la seule qui la connaisse et la comprenne. Elle l'aimera comme une soeur et déplorera un jour le vide que laisse en elle la disparition de cette précieuse amie.
Malgré ce qu'on en dit, elle refuse de se voir comparer ou assimiler à Giono, même si elle le tient pour son maître et lui voue une profonde admiration, allant jusqu'à écrire qu'il est son "dieu" et qu'elle en fut amoureuse, un sentiment qu'il n'éprouvera jamais pour elle. Elle se rend à Aix-en-Provence, accompagnée de son ami le peintre Raymond Fraggi et de quelques autres, pour une conférence sur la Joie, à la maison de la culture. Cela donne lieu à une violente querelle avec son mari. Pris à témoin, Giono donne raison à André : pour l'écrivain manosquais, les conférences sont des stupidités.
La mésentente entre les époux est maintenant totale et invivable. André arrache les pages du journal de Thyde qui lui déplaisent. Cependant, elle écrit toujours beaucoup : elle prend des notes pour
Nans le berger, pour
Travaux , continue la rédaction d'
Annonciata et rédige une pièce en trois actes,
La vieille , qui ne sera jamais jouée. Elle s'est prise d'affection pour sa nièce Christiane, fille de sa soeur. Le 2 avril 1938, elle apprend avec tristesse le décès de sa belle-mère, qu'elle aimait beaucoup.

Le couple part en Tunisie, où André doit se rendre pour son travail de représentant en armes de chasse. Ils en reviennent par l'Algérie, où ils embarquent, à Oran, le 16 mai 1938. Thyde s'est fait lire son avenir par un devin local. Il lui prédit une maladie dans les deux mois, une récompense dans les neuf mois, lui révèle que son mari la trompe, qu'il aime une autre femme, et prétend pouvoir lui en dire bien davantage, mais elle n'y croit pas.
Elle le regrettera, car elle sera malade deux mois plus tard et recevra le prix Victor Margueritte le 31 janvier 1939, neuf mois environ après ce voyage. Les révélations complémentaires du devin auraient pu lui être utiles. Durant ce grand périple qui les a conduits de Tunis à Oran, en passant par toutes les villes réputées de ces contrées : Souk, Bône, Philippeville, Constantine, Batna, Sétif, Bougie, Alger, Blida, Affreville, Orléansville, Relizane, Mostaganem…, Thyde n'a pas cessé d'observer, de prendre des notes. De retour à Bandol, elle constate qu'elle attend toujours le bonheur, sans se douter qu'elle n'y accèdera jamais pleinement.
Elle essaie de se changer les idées en allant à Marseille, chez les Max, où elle rencontre les Fraggi. Elle y écrit une pièce de théâtre en trois actes "
Présence de la vie", qui ne sera pas jouée. Thyde Monnier ne sera guère heureuse avec l'art dramatique. Elle est malade et craint un cancer, ce qui la conduit à une crise de mysticisme où elle prie avec ferveur sa Vierge dorée, acquise chez un antiquaire parisien, oubliant en cela son athéisme pourtant sincère. Elle retourne à Bandol le 14 juillet, après avoir été rassurée par un "bon médecin" qui lui explique qu' "un organe qui souffre bourgeonne toujours".

Elle va passer des vacances à Onnion, en montagne, au-dessus de Saint-Jeoire et s'y déplait dans un petit hôtel peuplé de touristes bruyants et vulgaires, qu'elle juge stupides. Les orages la terrifient toujours. André la rejoint pour le quinze août, mais ne reste pas auprès d'elle, préférant aller camper à Chamonix avec le fils Max. Elle se sent seule et abandonnée.
Puis ils se rendent ensemble en Suisse, où elle ne parvient pas à rencontrer Ramuz, car André, impatient et toujours pressé, refuse d'attendre le retour de l'écrivain momentanément absent. Ils passent par Lausanne, Fribourg, Berne et se querellent une nouvelle fois au retour de ce voyage. Ces disputes deviennent de plus en plus fréquentes et Thyde les attribue au fait que son mari supporte de moins en moins la notoriété que lui vaut son talent de romancière, maintenant tout-à-fait reconnu.
Le
Pain des pauvres sort le 20 septembre 1938. La critique n'est pas bonne. Thyde va à Manosque se faire consoler par Giono, qui, malgré son désir, ne deviendra pas son amant, mais restera plutôt un frère et un mentor. Il a du mal à la sortir de son "cafard".
Elle rencontre, à Toulon, un admirateur parisien avec lequel elle entretient une correspondance. C'est un fringant officier qui ne lui cache pas sa déception. Il l'imaginait "en flèche", c'est-à-dire grande et mince. Or, avec son mètre cinquante cinq, Thyde est petite et plutôt bien en chair. Ils se quittent sur ce malentendu, mais elle n'en voudra pas à cet homme déçu par son physique, et qui, lui-même, ne lui a pas plu. Il faut se méfier de l'illusion qu'engendre l'écriture.
Le 19 novembre 1938 est pour Thyde Monnier une date importante. Car c'est ce jour-là qu'elle fait, chez Giono, la connaissance d'un adolescent de seize ans qui lui paraît intelligent et intéressant. Elle ignore alors la place que cet adolescent va bientôt tenir dans sa vie de femme et elle ne pourrait guère l'imaginer puisque trente cinq années les séparent.

Le 28 décembre 1938, elle se trouve donc à Paris pour recevoir cette "récompense" annoncée par le devin arabe, le prix Victor Margueritte, d'une valeur de 12 000 francs, qui lui est attribué pour
Le pain des pauvres. Elle imagine qu'elle sera fêtée et honorée. Mais il n'en est rien. Aussitôt son prix reçu, tout le monde la délaisse et s'empresse de retourner à ses occupations. Ce sont les moeurs ordinaires de cette intelligentsia parisienne, au nombrilisme hypertrophié, qu'elle apprendra à mépriser. Mais pour l'heure, elle se fait l'effet d'une "grosse paysanne" et s'en retourne seule, déçue et amère, à l'hôtel Madison où elle est descendue.
En ce début de l'année 1939, André vient la rejoindre à Paris. Il lui rapporte avec méchanceté que beaucoup de ceux qui parlent d'elle la trouvent "dominatrice, dévoratrice, écrasante". Mais ils font quand même ensemble d'excellents repas. Puis c'est le retour en voiture, suivant un très grand circuit dans le froid et la neige, qui les conduit à Troyes, Nancy, Strasbourg, où elle passe à la radio pour une interview, Mulhouse, Bâle, Zürich, Montbéliard, Besançon, Pontarlier. De par son métier, André ne cesse d'être un grand voyageur, toujours sur les routes. Thyde rentre seule à Marseille, puis à Bandol où elle commence à se plaire et où elle écrit les quatre derniers chapitres d' "Annonciata".
Elle n'en est pas moins dépressive. En fait, si elle admet être névrosée, elle ignore qu'elle est cyclothymique et que, toute sa vie, à cause de ce mal-être, elle sera confrontée à des phases alternatives d'exaltation et d'abattement, d'insomnie et de bon sommeil, de créativité et d'ennui stérile. C'est aussi pourquoi elle souffre d'un grand sentiment de solitude et d'un persistant manque d'amour.

Un médecin lui conseille d'aller soigner ses nerfs malades à Néris-les-Bains, une ancienne ville romaine jadis très prisée des riches Gaulois Elle y séjourne à l'hôtel des Rivalles, où elle compose des poèmes pour la
Revue de Paris. D'Alger, Albert Camus lui fait parvenir
Noces qu'elle aimera. Un curiste lui conte une anecdote selon laquelle Staline, malade, se faisait soigner par un médecin réputé, en se cachant parmi quatorze autres patients qui étaient en tous points des sosies du dictateur : de visage, de corps et de maladie. Auparavant, le médecin avait dû jurer qu'il était incapable de reconnaître le vrai Staline parmi ces quinze hommes !

A Néris, bien qu'elle ne partage absolument pas ses opinions fascisantes, Thyde se lie d'amitié avec le marquis de l'Epinay, un monsieur très vieille France, réactionnaire, anti-juif, anti-russe. Etait-il un descendant de cette marquise d'Epinay qui mit un appartement à la disposition de Mozart, lors de son deuxième séjour à Paris? En tout cas, cette amitié fait des jalouses parmi les jeunes femmes curistes qui aimeraient bien profiter à sa place des promenades en voitures que lui fait faire le marquis galant homme.
Annonciata sort en librairie le 11 juillet 1939.
Thyde quitte Néris le 19 pour aller s'installer à Combloux, avec les Max, à mille mètres.

Mais cette altitude ne lui convient pas et elle doit "redescendre" à Saint-Gervais qui n' est qu'à huit cents mètres.
Annonciata est un succès. Et pourtant Thyde souffre d'insomnies et ne dort qu'avec l'aide de la Valériane. La veille de quitter Saint-Gervais, elle a une brève aventure avec un garçon inconnu rencontré sur un banc... Puis elle retrouve André.

Ils partent tous deux pour Genève et le 15 août, ils s'installent au Grand Hôtel d'Uriage pour tout un mois. Mais cet été 1939 allait apporter "son amère surprise" et précipiter l'Europe dans un nouveau chaos sanglant. La guerre éclate le 2 septembre 1939 entre la France et l'Allemagne.
C'est au même moment que Louis Brun, directeur chez Grasset, est assassiné par sa femme à coups de revolver. Mathilde avait deviné chez ce couple la mésentente profonde et dramatique. Quand son épouse le réclamait au téléphone, Louis Brun hurlait à la standardiste : "Dites-lui que je l'emmerde !"